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Intervention de Jean-Pierre Chevènement

Débat sur le projet de loi relatif à la Corse

Assemblée nationale - mardi 15 mai 2001

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M. Jean-Pierre Chevènement
- Lorsque j'ai pris connaissance, le 19 juillet 2000, du projet de relevé de conclusions qui allait être soumis le lendemain aux élus de l'Assemblée de Corse, j'ai indiqué à M. le Premier ministre que je ne porterais pas devant le Parlement le projet de loi qui vous est soumis.
En effet, ce qui peut apparaître comme un bricolage institutionnel, nous entraînerait en réalité dans un engrenage mortel :

 


Le projet l'indique dans son exposé des motifs : il est inséparable d'une révision constitutionnelle en 2004, explicitement prévue par les accords de Matignon, pour satisfaire aux exigences des indépendantistes.

Le projet l'indique dans son exposé des motifs : il est inséparable d'une révision constitutionnelle en 2004, explicitement prévue par les accords de Matignon, pour satisfaire aux exigences des indépendantistes. Cette réunion octroierait à la Corse un pouvoir législatif propre et un statut de territoire d'outre mer après suppression des départements. Elle ne pourrait s'opérer que par voie de référendum, en l'absence d'une majorité des trois cinquièmes au Congrès. Référendum dont il n'y aurait d'autre précédent que sur l'Algérie et sur la Nouvelle-Calédonie, et qui ne manquerait pas de creuser encore plus le fossé entre une Corse apeurée et une opinion continentale lassée, qui se dirait, comme un jour l'a exprimé un Raymond Barre excédé : " S'ils veulent l'indépendance, qu'ils la prennent ! ".
Ce projet est donc le hors d'œuvre d'un menu que vous devez accepter ou refuser en bloc. En le votant vous devez savoir que vous prendrez un engagement pour le futur, dont ni Lionel Jospin ni Jacques Chirac ne pourraient facilement se délier.
Pour utiliser une comparaison qui parlerait sans doute à M. Talamoni -que je n'aperçois plus dans les tribunes- c'est une bombe à retardement dont le minuteur est réglé sur 2004 (Applaudissements sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL).
Ce texte que le Gouvernement s'efforce de rendre anodin, en prétendant en limiter les risques d'inconstitutionnalité, est d'abord un leurre, un exercice d'illusion à l'intention de ceux qui voudront bien se laisser convaincre qu'il pourrait permettre le retour à l'ordre républicain et à la paix civile. Qui ne le souhaiterait ?
Dans l'exposé des motifs, le Gouvernement se prévalant d'une " démarche transparente " se fixe trois objectifs : d'abord " mettre un terme à la violence et assurer la paix civile " ; ensuite " enraciner durablement la Corse dans la République ; enfin " clarifier les responsabilités dans la gestion des affaires de l'île ".
Si je défends la question préalable c'est que la démarche qui a présidé à l'élaboration du texte n'est nullement transparente…
M. Pierre Lellouche - Très bien.

L'incendie de la paillote, surmédiatisé, a surtout été le prétexte saisi par tous ceux qui ne rêvaient, à droite comme à gauche, que d'un retournement de la politique de l'Etat en Corse.
C'est l'occasion saisie en mai 1999 par M. Rossi et par une partie de l'opposition pour déposer une motion de censure.

M. Jean-Pierre Chevènement - …qu'il ne répond à aucun des objectifs qu'il se fixe et qu'il aurait, non seulement pour la Corse, mais pour la République tout entière, des conséquences funestes. Car ce qui est en cause ici, ce n'est pas tant le règlement du dossier corse que la crise de la France en tant que nation politique, en tant que " communauté de citoyens ", vouée par les prophètes du post-national à s'effacer dans une Europe des régions.
D'abord ce texte n'est pas le fruit d'une démarche transparente mais d'un pacte implicite.
Le Gouvernement, depuis juin 1997, suivait une politique claire : il s'agissait de " faire appliquer la loi républicaine en Corse comme partout ailleurs sur le territoire de la République ". Le retournement de la politique gouvernementale le 30 novembre 1999, la levée du préalable de la renonciation à la violence, l'érection de l'Assemblée de Corse en matrice d'une volonté générale dans l'île, le choix de débattre avec ses élus y compris avec les indépendantistes de Corsica Nazione, qui n'avaient pas condamné la violence, n'ont jamais été clairs à mes yeux. Un récit publié ce matin par Libération, et dont je ne sais s'il est corroboré par les faits, ne peut que renforcer ce sentiment.
Ce retournement fut-il l'effet à retardement de la ridicule affaire des paillotes ? Je n'y ai jamais cru une seconde. Certes ce fut un mauvais coup porté à l'Etat par ceux qui étaient chargés d'en faire appliquer les lois. Mais comme l'a fort bien dit sur le moment le Premier ministre, " C'est une affaire de l'Etat. Ce n'est pas une affaire d'Etat. " L'incendie de la paillote, surmédiatisé, a surtout été le prétexte saisi par tous ceux qui ne rêvaient, à droite comme à gauche, que d'un retournement de la politique de l'Etat en Corse.
C'est l'occasion saisie en mai 1999 par M. Rossi et par une partie de l'opposition pour déposer une motion de censure. Le Président de la République à Nancy se croit obligé de flétrir des " dysfonctionnements dans l'Etat ", comme si le Gouvernement portait la moindre responsabilité dans ce grotesque incident (Protestations sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL).

Le consensus national sur une question touchant à l'intégrité territoriale de la République, dont on pouvait penser qu'il s'était cimenté après le lâche assassinat du préfet Erignac, a volé en éclats !

M. José Rossi - Si le ministre n'est pas responsable, qui l'est ?
M. Jean-Pierre Chevènement - Bref, le consensus national sur une question touchant à l'intégrité territoriale de la République, dont on pouvait penser qu'il s'était cimenté après le lâche assassinat du préfet Erignac, quand Jacques Chirac et Lionel Jospin s'étaient exprimés tour à tour, à Ajaccio, pour affirmer la volonté de l'Etat de faire appliquer la loi, ce consensus, ce jour-là, a volé en éclats ! A partir de ce moment-là, la Corse pour son malheur, et pour le nôtre, est devenue un enjeu de politique intérieure, ce qu'elle a, hélas, rarement cessé d'être depuis 1981, ce qui explique d'ailleurs l'absence de continuité dans la politique de l'Etat. Elle est redevenue un enjeu dans la cohabitation : il ne s'agissait plus dès lors que de savoir laquelle des deux têtes de l'exécutif paraîtrait porter devant l'opinion la responsabilité de la prolongation des violences. Je dois à la vérité de dire que nombreux furent les parlementaires de droite qui, au moment de cette censure politicienne, me firent savoir qu'ils ne partageaient pas la position de la majorité de leur groupe.
Pour beaucoup dans l'île, la chute du préfet Bonnet a été le signal d'une nouvelle donne politique. Je n'en veux pour preuve que la circulaire parfaitement illégale signée en septembre 1999 par le recteur Pantaloni…
M. Georges Sarre - Exactement.

je considère qu'il n'y a pas de nation corse, mais seulement une nation française qui se définit par la citoyenneté et non par l'origine

M. Jean-Pierre Chevènement - …lequel est toujours en poste. Cette circulaire, sans texte de loi ni tergiversations constitutionnelles, organise déjà l'enseignement obligatoire de la langue corse, avec convocation des parents à un entretien d'explication, en cas de refus de leur part (" Scandaleux ! " sur les bancs du groupe RCV et du groupe du RPR).
Quant aux indépendantistes, privés de perspective, ils se regroupent alors dans un " Front du Fiumorbu " puis dans une organisation " Unita " où les Verts corses côtoient le FLNC Canal historique et Corsica Viva et autres organisations dont vous connaissez les pratiques, tout en maintenant une organisation armée clandestine, dite " Union des combattants ".
Dans une partie de la gauche aussi, l'affaire des paillotes et ses suites constituèrent une " divine surprise " pour tous ceux qui ne rêvaient que de faire de la Corse un tremplin pour une République dite " plurielle ", fédéraliste, destinée à se fondre dans une Europe des régions : Ainsi M. Rocard assimile la situation de la Corse à une situation coloniale, alors que 90 % des Corses veulent rester dans la République. Quant à M. Lipietz, député européen vert, dans sa préface à un ouvrage de M. Talamoni, il prône un " développement identitaire et écologique " reposant sur " le pari d'un développement par en bas, pour peu que la volonté enflamme les citoyens " -je cite-, le tout débouchant sur une " Ligue alliant la Corse, la Sardaigne et les Baléares ". Et vous-même, Monsieur le rapporteur, déclariez au Parisien en janvier dernier " être nationaliste n'est pas un délit " -dès lors bien sûr que c'est du nationalisme corse qu'il s'agit, ou plutôt du prétendu nationalisme corse puisque pour ma part, je considère qu'il n'y a pas de nation corse, mais seulement une nation française qui se définit par la citoyenneté et non par l'origine (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe RCV et sur plusieurs bancs du groupe du RPR). Je vous fais grâce d'autres citations, qui seraient pourtant un régal (Rires sur les mêmes bancs).

Comment se fait-il que l'expression majoritaire de l'Assemblée de Corse ait été subvertie en moins de quatre mois et que 44 conseillers sur 51 aient accepté le 28 juillet ce qu'une majorité d'entre eux refusait quatre mois plus tôt ?

Le Gouvernement invoque constamment la transparence, comme si le fait de discuter publiquement avec les élus valait sanctification d'une démarche politique. Alors, parlons-en ! C'est sans délibération gouvernementale préalable que le Premier ministre a, par sa déclaration du 30 novembre 1999, levé le préalable de la renonciation à la violence politique et institué l'Assemblée territoriale en " matrice " d'un statut à venir. Mais celle-ci, ainsi érigée en assemblée quasi constituante, a hésité à s'engager en dehors de ses attributions. Majoritairement, elle a refusé le 10 mars 2000 le pouvoir législatif réclamé par les indépendantistes comme substitut de la reconnaissance du peuple corse et succédané de la souveraineté. La motion Zuccarelli a obtenu 26 voix, la motion Rossi 22.
Comment se fait-il que l'expression majoritaire de l'Assemblée de Corse ait été subvertie en moins de quatre mois et que 44 conseillers sur 51 aient accepté le 28 juillet ce qu'une majorité d'entre eux refusait quatre mois plus tôt ?
M. José Rossi - Ce n'était plus la même motion.
M. Jean-Pierre Chevènement - J'observe d'abord que M. Zuccarelli a été promptement écarté du Gouvernement.
Le retournement du groupe social-démocrate de M. Renucci, ancien mandataire de M. Jospin à l'élection présidentielle de 1995, n'est pas un grand mystère.
Le ralliement du RPR est à peine plus difficile à comprendre. M. Guazelli, ancien directeur du Crédit agricole de Corse, et numéro deux du RPR insulaire derrière M. Baggioni, en donne l'explication la plus franche dans le compte rendu de la réunion des présidents de groupe de l'Assemblée territoriale du 12 juillet diffusé par M. José Rossi : " La majorité avait refusé le pouvoir législatif, mais il s'agit aujourd'hui d'obtenir un accord politique " -avec les indépendantistes s'entend.
Nicolas Alfonsi, président du groupe du parti radical de gauche à l'Assemblée territoriale, évoque dans une interview récente " de sombres affaires fiscales opportunément évoquées vis-à-vis de certains élus encore hésitants ". Aussi bien faudrait-il être un Romain -comme M. Alfonsi- pour refuser 12 milliards de subventions, des exonérations fiscales et un surcroît de pouvoir pour l'Assemblée territoriale. Ajoutons à cela la peur très répandue de paraître archaïque et le désir d'être dans le vent, c'est-à-dire du côté du manche.
Mme Christine Boutin - Ah ça …

C'est contre l'avis de tous les ministres réunis le 6 juillet, qui se sont alors unanimement prononcés contre toute délégation du pouvoir législatif, que le Premier ministre a décidé de jouer la carte de l'expérimentation législative...

M. Jean-Pierre Chevènement - Les élus communistes eux-mêmes votent à deux sur trois le relevé de conclusions gouvernemental le 28 juillet ! Ange Rovere, premier adjoint communiste au maire de Bastia dénoncera le 6 septembre 2000 " un retournement de toute l'histoire des communistes corses et du mouvement social de notre île ", " un véritable coup de poignard à la Corse ", par volonté de " coller au Gouvernement ". Selon lui, " la Corse fournit un terrain d'expérience à tout ce qui, à droite comme dans une certaine gauche, veut casser le pacte républicain ". On ne saurait mieux dire.
Certes des entretiens ont réuni d'avril à juillet 2000, dans la salle de la Chapelle du 32 rue de Babylone, les élus de Corse et les collaborateurs du Premier ministre, du ministre de l'intérieur, et occasionnellement du ministre des finances et du ministre des transports. A aucun moment d'ailleurs l'examen des problèmes posés à la Corse et des compétences exercées par ses assemblées élues n'a fait ressortir le besoin d'une délégation du pouvoir législatif. Mais c'est au mépris de toute concertation avec les autres représentants du Gouvernement aux entretiens de la rue de Babylone que le cabinet du Premier ministre a, le 3 juillet, communiqué aux élus de Corse des fiches préparant le relevé de conclusions du 20 juillet et laissant entrevoir l'éventualité d'un pouvoir législatif partagé.
C'est contre l'avis de tous les ministres réunis le 6 juillet, qui se sont alors unanimement prononcés contre toute délégation du pouvoir législatif, que le Premier ministre a décidé de jouer la carte de l'expérimentation législative, ouvrant la voie à la révision constitutionnelle et à la dévolution du pouvoir législatif que les indépendantistes, secondés par M. Rossi, n'avaient cessé de réclamer. Ils l'obtiennent de la majorité des présidents de groupe de l'Assemblée territoriale le 12 juillet 2000, puis du Gouvernement le 19 juillet.
Alors oui, il y a bien eu une concertation avec les élus corses ! Jusqu'au 3 juillet 2000, elle a été relativement transparente et aurait pu conduire à faire comme je l'avais proposé au Premier ministre, " du neuf et du raisonnable " en responsabilisant les élus corses. Une assemblée unique, après fusion des deux départements, aurait été concevable dès lors que, devant tenir compte de la représentation territoriale, elle aurait été élue au moins pour moitié selon un mode de scrutin majoritaire. Dans ces conditions, les indépendantistes auraient cessé d'être la clé de la majorité dans une assemblée où ni la droite ni la gauche ne l'obtiennent pour leur seul compte. Alors, une décentralisation plus poussée et la mise en œuvre d'un plan de développement doté d'importants fonds publics eût été raisonnable.
Au lieu de cela, on a choisi de culpabiliser l'Etat, en faisant d'un accord avec des indépendantistes, qui n'ont renoncé ni à leur objectif d'indépendance, ni à l'utilisation de la violence, la clé d'une solution politique.
M. Nicolas Dupont-Aignan - Eh oui…

Le nombre d'attentats commis en Corse dans les premiers mois de 2001 nous ramène au niveau d'avant 1998.

M. Jean-Pierre Chevènement - Cette démarche n'a pas mis et ne peut pas mettre un terme à la violence.
Le Premier ministre a transformé le préalable de la renonciation à la violence politique en simple condition suspensive d'une promesse de révision constitutionnelle. Ce message a été parfaitement compris et exploité par les mouvements clandestins, qui ont retourné la condition suspensive à leur profit.
Certains esprits pragmatiques m'objecteront peut-être que la trêve annoncée par ces mouvements en décembre 1999 et la baisse du nombre d'attentats constatés en Corse au cours de l'année 2000 -encore cent vingt- peuvent être considérées comme un premier pas vers le retour à la paix civile. Ce n'est qu'un leurre : le nombre d'attentats commis en Corse dans les premiers mois de 2001 nous ramène au niveau d'avant 1998. Le FNLC a revendiqué trois attentats le mois dernier, dans un communiqué qui précise sans rire qu'il ne s'agit pas d'une rupture de la trêve décrétée en décembre 1999 ! (Rires sur plusieurs bancs du groupe RCV et du groupe du RPR) On croit rêver ! M. Talamoni, dans son discours du 28 juillet 2000, rendait hommage à la lutte des clandestins " quelle que soit la manière " -vous saisissez le sous-entendu. Dans une interview donnée à l'Irish Times le 26 août dernier, il déclarait que la violence et le spectre de la violence ont été depuis 1975 les adjuvants indispensables de la lutte pour l'indépendance. Sans doute pensait-il en s'exprimant dans un journal irlandais échapper à l'attention du ministre de l'intérieur que j'étais encore à l'époque (Rires sur les bancs du groupe RCV, du groupe du RPR et du groupe UDF). C'est se leurrer de croire que les indépendantistes ont renoncé et renonceront à leur objectif.
A ceux qui ont des yeux pour ne pas voir et peut-être aussi hélas, des oreilles pour ne pas entendre, je veux lire la déclaration d'un des leaders du nouveau parti indépendantiste " Indipendenza " : " le cap vers l'indépendance est mis et il ne s'arrêtera pas ". La motion de synthèse adoptée par le congrès de la nouvelle formation précise : " Indipendenza ne condamne pas la lutte armée clandestine et comprend les raisons d'une telle démarche ".
La même résolution préconise le combat pour la corsisation des emplois et n'hésite pas à menacer : " La plupart des députés ne connaissent rien au dossier corse. Nous serons très attentifs au prochain débat ". Chers collègues, vous voilà avertis ! Dans le même temps, des hommes cagoulés et armés distribuent en plein jour et dans toute la Corse des exemplaires du journal U Ribellu, célébrant le vingt-cinquième anniversaire du FLNC, vingt-cinq ans de violences et de meurtres ! Ainsi va le processus. Mais nous étions déjà avertis par M. Talamoni : dans Corse-Matin, le 9 février 2001, celui-ci prévenait : " l'objectif essentiel est d'obtenir la reconnaissance juridique du peuple corse d'une part, de l'Assemblée de Corse dotée du pouvoir législatif d'autre part, des instances internationales ". Les clandestins sont passés maîtres dans l'art d'une stratégie de dissuasion du faible au fort qui consiste à faire comprendre au Gouvernement qu'il reste sous la menace d'une reprise ou plutôt d'une accentuation de la violence, partout sur le territoire national, et surtout au moment où la nuisance électorale sera maximale pour le Premier ministre.
Je ne vous ferai le compte ni des assassinats ni des mitraillages de caserne, ni des plasticages de bâtiments publics ou de domiciles privés de fonctionnaires d'autorité ces dernières semaines. Je me bornerai à évoquer la montée de la violence raciste anti-maghrébine en Corse, rapportée par un journal peu suspect de complaisance à mon endroit, Le Monde, le 20 avril 2001. Sous la plume de Mme Sylvia Zappi, il dénonce le plasticage d'un foyer Sonacotra, une ratonnade à l'université de Corte, les menaces proférées à l'encontre de l'association antiraciste " Ava Basta ", courageuse mais unique sur l'île. En 2000, le consulat du Maroc à Bastia a enregistré deux fois et demi plus de départs que les années précédentes. C'est aussi à cela que se juge une politique.
Non, mes chers collègues, ce débat parlementaire n'est décidément pas le fruit d'un " dialogue mené dans la clarté ", mais celui, délétère, de la cohabitation et d'un marchandage obscur, lourd de calculs et d'arrière-pensées. Je suis désolé de devoir le dire car je sais que cela vous fait de la peine, mais c'est la vérité (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe RCV, du groupe du RPR et du groupe UDF).
Ce projet de statut ne permettra en aucune manière de clarifier les responsabilités dans l'administration de la Corse.
Le projet d'expérimentation législative, objet de l'article 1er ne répond à aucun besoin objectif, à aucune demande rationnellement argumentée. C'est une concession faite aux indépendantistes, qui ne renonceront pas pour autant à la violence. C'est leur permettre de mettre le pied dans la porte, et d'eux ne viendra qu'une surenchère d'exigences. En votant ce projet, vous ne pourriez qu'abaisser l'Etat républicain, le mettre encore un peu plus à la merci de ceux qui, depuis une génération, piétinent ses lois.
Ce que l'on demande aujourd'hui à l'Assemblée d'examiner, c'est une loi " jetable ". M. Rossi, dans son enthousiasme, a proposé à la commission des lois un amendement précisant que la loi avait une valeur " transitoire " en attendant la révision de la Constitution ! (Exclamations et rires sur plusieurs bancs du groupe RCV, du groupe du RPR et du groupe UDF).

Quel meilleur signal envoyer aux Corses pour leur signifier que la loi n'a qu'une valeur relative et que le respect de la loi n'est qu'une concession provisoire ? Quelle meilleure façon de dire aux Français que la Constitution n'est qu'une convention précaire, révisable au gré des opportunités politiques ?

M. José Rossi - Il s'agit de dispositions s'inscrivant dans un processus transitoire !
M. Jean-Pierre Chevènement - Flaubert, déjà, disait que notre époque était une époque de transition ! (Rires)
Quel meilleur signal envoyer aux Corses pour leur signifier que la loi n'a qu'une valeur relative et que le respect de la loi n'est qu'une concession provisoire ? Quelle meilleure façon de dire aux Français que la Constitution n'est qu'une convention précaire, révisable au gré des opportunités politiques ?
L'ardente obligation du législateur est au contraire de consolider et de clarifier le rôle de la loi comme expression de la volonté générale, comme règle partagée de la communauté des citoyens (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe RCV, du groupe du RPR et du groupe UDF).
Que l'application de la loi ait besoin, dans des domaines comme l'urbanisme et l'environnement, de modalités définies localement, élaborées avec la participation des citoyens, négociées pour être acceptées, c'est le sens même de la décentralisation et de la démocratie locale que j'ai voulue comme vous et que j'applique comme maire et cela peut justifier des délégations du pouvoir réglementaire correspondant à l'exercice de blocs de compétences précis. Encore faut-il que ces pouvoirs décentralisés reposent sur un socle commun, garantissant la pérennité des règles et l'égalité des citoyens.
La loi doit être la même pour tous : ce n'est pas moi qui le dis, c'est la déclaration des Droits de l'homme et du citoyen !
En traitant la loi, non comme l'expression d'une règle commune et comme l'outil de la volonté collective mais comme un obstacle juridique à la flexibilité de la gestion des affaires locales, vous ruineriez le cœur même du pacte républicain, vous abandonneriez les citoyens au maquis des règles locales, des conventions particulières et des normes internationales ou européennes, dont vous savez bien qu'elles sont établies dans la plus totale opacité (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe RCV et du groupe du RPR).
Vous ne pouvez prétendre ancrer la Corse dans la République en affaiblissant la République elle-même, en inoculant au cœur de la Constitution le virus de la loi incertaine et provisoire, de la loi d'intérêt local ! Que vaudra demain l'expression de la souveraineté populaire, qui seule fonde ici votre légitimité, face aux juridictions internationales, aux cours européennes et autres comités de gouvernance ? Que restera-t-il de cette Assemblée quand elle sera réduite à transposer des directives et à prendre acte des jurisprudences ? (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe RCV et du groupe du RPR).
Le projet de loi gouvernemental ne met aucunement un terme à la dilution des responsabilités, propice à tous les jeux de mistigri qu'avaient mis en lumière la commission d'enquête présidée par M. Glavany et la concertation entre l'Etat et les élus corses, rue de Babylone.
Je n'en prendrai que deux exemples. La multiplication des offices et agences d'abord. Ces établissements publics avaient été prévus par le statut de 1991 pour permettre à l'exécutif d'exercer ses nouvelles compétences. Le constat, dressé par les représentants de l'Etat qui siégeaient rue de Babylone, confirmé par M. Baggioni, président du conseil exécutif, et qui n'a été contesté par personne, c'est que, loin de jouer ce rôle technique, les offices et les agences se sont comportés comme des instances supplémentaires de délibération politique sur les décisions prises par l'exécutif, obligeant celui-ci à renégocier sans cesse chacune de ses actions avec tel ou tel groupe de pression.
La suppression des offices et des agences a cependant disparu du projet du Gouvernement, à la demande expresse de M. Rossi -celui-ci l'a confirmé lors des débats de la commission.

M. José Rossi - C'est faux ! C'est une demande figurant dans l'avis de l'Assemblée de Corse, adopté par 42 élus sur 51 !
M. Jean-Pierre Chevènement - En la relayant, vous vous êtes fait le porte-parole des intérêts particuliers en tout genre, qui ont su trouver dans ces offices des niches propices à la gestion des clientèles.
Second exemple, particulièrement significatif de la confusion entretenue par les uns et les autres : l'application de la loi littoral (" Ah ! " sur plusieurs bancs du groupe du RPR).
Certains élus de Corse ont fait de la loi littoral l'exemple même du texte législatif qu'il convenait d'adapter aux spécificités insulaires. Le Gouvernement, informé des difficultés rencontrées par les services de l'Etat dans la mise en œuvre du droit de l'urbanisme en Corse, avait demandé aux inspections générales de l'Equipement et de l'Administration, une enquête comparative sur l'application de la loi littoral en Corse et dans cinq autres départements : les Alpes-Maritimes, le Var, les Bouches-du-Rhône, la Charente-Maritime et le Morbihan.
Il est dommage que l'esprit de transparence n'ait pas conduit le Gouvernement à communiquer ce rapport aux parlementaires, car il montre que si la loi s'applique mal, c'est faute de bons instruments d'application. Les textes réglementaires auraient dû donner aux principes généraux énoncés par la loi une traduction concrète, adaptée à la variété géographique du littoral, au lieu de quoi ils se sont employés à élargir et à durcir les principes de la loi, multipliant ainsi les motifs de contentieux, et laissant au juge administratif le soin de définir par la jurisprudence les critères d'application de la loi.
Pour sortir de cette situation malsaine, nos inspecteurs généraux suggèrent au Gouvernement de généraliser la procédure des directives territoriales d'aménagement, qui permettent d'adapter à chaque type de littoral les modalités d'application de la loi.
M. Christian Estrosi - Très bien !

Ce qui a conduit le représentant de l'Etat, Claude Erignac, à rejeter, en janvier 1998, le projet de schéma d'aménagement, c'est que celui-ci n'avait pas, comme il aurait dû le faire, dégagé les orientations fondamentales de la protection, de l'aménagement et de l'exploitation du littoral, c'est-à-dire arbitré entre des intérêts particuliers au nom de l'intérêt général.

M. Jean-Pierre Chevènement - Or, que s'est-il passé en Corse ?
L'article 59 du statut de 1991 a confié à la collectivité territoriale l'élaboration d'un schéma d'aménagement, qui a la même valeur qu'une directive territoriale d'aménagement après son approbation par un décret en Conseil d'Etat. L'élaboration de ce schéma s'est trouvée bloquée lorsque, quelques semaines avant sa mort, le préfet Claude Erignac a estimé que le projet élaboré par l'Assemblée de Corse ne pouvait être transmis en l'état et devait être revu.
La conséquence qu'en tire le projet de loi qui vous est soumis, c'est qu'il faut court-circuiter le représentant de l'Etat pour simplifier la procédure ! Mais s'est-on un instant interrogé sur les motifs de la décision d'un préfet à qui chacun rend hommage ? (" Très bien ! " sur plusieurs bancs du groupe RCV, du groupe RPR et du groupe UDF)
La réalité est pourtant simple. Ce qui a conduit le représentant de l'Etat, Claude Erignac, à rejeter, en janvier 1998, le projet de schéma d'aménagement, c'est que celui-ci n'avait pas, comme il aurait dû le faire, dégagé les orientations fondamentales de la protection, de l'aménagement et de l'exploitation du littoral, c'est-à-dire arbitré entre des intérêts particuliers au nom de l'intérêt général. Les auteurs du projet s'étaient bien gardés de choisir, pour ne froisser personne, quelles étaient les zones du littoral à aménager et quelles étaient celles qu'il fallait protéger.
Au lieu d'encourager les élus de Corse à assumer les responsabilités que leur confie la loi, on bricole une expérimentation législative dont les conséquences en matière de loi littoral effrayent même ces paladins de l'autonomie que sont M. Mamère et ses amis verts (Rires sur plusieurs bancs du groupe RCV, du groupe du RPR et du groupe UDF). Quel symbole manifestera mieux l'affaiblissement de l'autorité de l'Etat que l'autorisation d'édifier des constructions légères, c'est-à-dire des paillotes, sur la bande des cent mètres, tout au long des côtes de la Corse !
M. José Rossi - Ce que vous dites est honteux ! Il est inadmissible de lier l'assassinat du préfet Erignac au schéma d'aménagement ! C'est indigne et c'est faux ! (Exclamations sur plusieurs bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe RCV)
M. le Président - Monsieur Rossi, calmez-vous ! Vous aurez tout loisir de répondre !

Vous vous ne pouvez pas à la fois satisfaire les indépendantistes qui veulent l'indépendance à travers le pouvoir législatif, et le Conseil constitutionnel, dès lors que le Président de la République s'est mis aux abonnés absents

M. Jean-Pierre Chevènement - Vous le savez bien, l'expérimentation législative est vouée à l'échec. En effet, le Conseil constitutionnel ne manquera pas d'observer qu'on ne peut pas considérer la Corse comme une vaste université en étendant à l'île la jurisprudence du Conseil constitutionnel de 1993, relative à la loi sur l'enseignement supérieur de janvier 1984. Le Gouvernement peut bien donner par mille contorsions le sentiment qu'il veut passer par le chas de l'aiguille pour éviter la censure du Conseil constitutionnel. Mais à qui fera-t-on croire qu'il suffit de substituer, dans l'article premier, au mot " adaptation ", le mot " dérogation " pour changer le fond des choses ? Vous êtes pris dans vos contradictions, car vous ne pouvez pas à la fois satisfaire les indépendantistes qui veulent l'indépendance à travers le pouvoir législatif, et le Conseil constitutionnel, garant en dernier ressort de l'intégrité territoriale de la République, dès lors que le Président de la République s'est mis aux abonnés absents, quand il pouvait intervenir efficacement le 14 juillet 2000, soit deux jours après la réunion par M. Rossi des présidents de groupe de l'Assemblée de Corse. On ne peut pas contenter tout le monde et son père. La censure du Conseil constitutionnel démontrera ainsi par l'absurde qu'on ne peut décidément rien faire sans modifier la Constitution -peut-être est-ce, d'ailleurs, le but recherché…
Et c'est ainsi que le législateur, après l'Assemblée territoriale, après le Gouvernement, après le Président de la République, est invité à se défausser de ses responsabilités ! Tel est le constat que dressera, dans dix ans, la commission d'enquête que vous ne manquerez pas d'élire pour savoir comment on a pu en arriver là ! (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe RCV, du groupe du RPR et du groupe UDF)
Ce projet de loi, enfin, s'il était voté, ouvrirait la voie à des dérives funestes. Qui peut croire de bonne foi que l'inscription dans la loi de l'enseignement de la langue corse, alors que jamais la loi n'a fixé les programmes d'enseignement, soit autre chose qu'un premier pas vers la corsisation des emplois ouvertement réclamés par le nouveau parti indépendantiste ?
Qui ne craindra une dérive semi-mafieuse de l'île, formidable gisement de beauté livré aux appétits de quelques décideurs sous influence, dans un climat de chantage et de peur ? Les liens entre les clandestins et la mafia italienne n'ont pas été mis au jour avec assez de diligence, mais ils existent bel et bien et il suffit de lire l'ouvrage très documenté de François Santoni et de feu Jean-Michel Rossi " Pour solde de tous comptes " pour comprendre ce qu'a été la dérive mafieuse des mouvements clandestins.
Le rapport Glavany l'avait explicitement relevé, l'accaparement des fonds publics par quelques coteries se réclamant de l'indépendance est chose bien connue dans la culture, et dans l'agriculture, dans l'université et dans l'éducation nationale, où les agrégés d'origine continentale étaient plastiqués quand j'étais ministre de l'éducation, et où maintenant plus de deux cents enseignants d'origine corse refusent d'être mutés sur le continent et obtiennent du Recteur des affectations provisoires dans l'île.
Qui peut croire que la faiblesse de l'Etat devant le chantage d'une minorité violente ne servira pas d'exemple à toutes les féodalités qui veulent substituer le contrat à la loi ou se tailler des fiefs, qu'il s'agisse des fameux " pays " trop souvent découpés à la mesure d'un notable influent ou du territoire d'une banlieue accaparée par quelques petites bandes ?

On parle aujourd'hui de " glocalisation " pour décrire cet alliage curieux entre la globalisation financière du monde et l'exacerbation des particularismes locaux.

Qui peut avoir la naïveté de penser que ce qui aura été accordé aux Corses ne sera pas revendiqué demain par les Basques et après-demain par les Bretons, les Savoisiens, les Alsaciens, -et pourquoi pas- par les Francs-Comtois ? (Murmures sur les bancs du groupe socialiste)
Ainsi s'engagera un processus de dissociation territoriale destiné à confluer dans le projet d'une Europe des régions, sorte de nouveau Saint-Empire juxtaposant les ethnies, à supposer qu'il ne les hiérarchise pas.
Ecartons de même le prétendu statut particulier des îles méditerranéennes car il ne s'agit que d'un trompe-l'œil : aux termes de l'article 117 de la Constitution italienne, la Sardaigne et la Sicile ne peuvent légiférer que dans le cadre des principes fondamentaux posés par le Parlement italien, c'est-à-dire dans le champ de ce qui est chez nous, aux termes de l'article 37 de la Constitution, le domaine réglementaire.
Au-delà de la question corse se pose ainsi la question de la France comme nation politique, communauté de citoyens capable de définir à travers le débat républicain des règles valables pour tous, bref un intérêt général et un projet.
La France s'est faite avec l'Etat et avec la citoyenneté. Elle est une construction politique et culturelle qui mêle depuis le début tous les peuples du Nord et du Sud de l'Europe, et même depuis le XXe siècle tous les peuples du monde. Un Français se définit simplement : c'est un citoyen français, rien de plus, rien de moins : il peut être noir, jaune, flamand ou franc-comtois, c'est un citoyen français. Voilà ce qui est en cause. Ce qu'on nous propose c'est de sacrifier la France républicaine sur l'autel d'une Europe des régions qui signerait tout simplement la victoire du marché sur le politique. Je rappelle que vous avez fait Monsieur Rossi de M. Talamoni le président de la commission des affaires européennes de l'Assemblée de Corse et qu'il négocie à ce titre directement avec M. Barnier ou avec M. Prodi qui ne ménage pas ses encouragements. C'est à se demander si l'histoire ne bégaye pas !
On comprend que les apôtres de la mondialisation libérale, tels M. Madelin et d'autres, applaudissent à cette perspective. Je voudrais être sûr que les tenants d'une prétendue République " plurielle " qui, au nom d'un girondinisme mal compris, veulent assurer le triomphe de cette nouvelle Sainte Trinité que forment ensemble le marché, l'opinion et les juges, ont pleinement mesuré l'issue inéluctable de leur démarche : assurer sans contrepoids le règne de l'argent sur l'ensemble de la société.
Dans cette prétendue République plurielle qu'on nous vante tous les jours comme un inéluctable et plaisant destin, le citoyen n'a curieusement plus sa place, ni bien sûr la souveraineté populaire. L'idéologie molle de la République plurielle ne fait qu'accompagner la logique des marchés financiers imposant leurs exigences exorbitantes de rentabilité à tous les aspects de l'existence. Les grands Etats, ils gênent ; la France en Europe ? elle gêne : la dérive libérale et la dérive post-républicaine marchent ainsi de pair.
A ce point, je veux attirer l'attention des députés de gauche sur l'inconséquence qu'il y aurait à laisser démanteler la République face au marché mondialisé. Comment peut-on prétendre équilibrer le marché par la démocratie, refuser " la société de marché " comme y invite le Premier ministre, et ne pas voir en même temps que le capital mondialisé, non seulement s'accommode de la fragmentation territoriale, mais qu'il l'encourage et la sollicite ?
Quoi de plus tentant en effet que de mettre en concurrence les territoires, à travers la recherche de subventions publiques ou au nom du " moins disant fiscal " ? Les paradis fiscaux ne tombent pas du ciel, ils sont une création du capitalisme financier lui-même. Sommes-nous si loin du dossier corse ? Je ne le crois, hélas, pas. Il y a d'autres îles dont la souveraineté n'est qu'un paravent, comme l'a fort bien montré une récente commission d'enquête parlementaire.
Comment ne pas voir que la victoire des ethnismes serait une terrible régression historique ? Les nouveaux conflits ne se livrent plus en Europe entre les vieilles nations mais à partir de mouvements ethnicistes comme l'ETA ou l'UCK.
On parle aujourd'hui de " glocalisation " pour décrire cet alliage curieux entre la globalisation financière du monde et l'exacerbation des particularismes locaux. On se garde bien de rappeler, comme le fait à juste titre Pierre-André Taguieff, que " le croisement de l'européisme et de l'ethnopluralisme a déjà eu un laboratoire historique : l'entreprise de création d'un ordre nouveau en Europe il y a soixante ans ". Rappelez-vous de la légion Wallonie ! Il existe à la devanture de nos librairies toute une littérature d'extrême-droite pour chanter l'Europe des régions ethno-raciales ; la saga des patries charnelles. Je renvoie non pas à Drieu, qui anticipait, mais à Saint-Loup, vendu à des dizaines de milliers d'exemplaires ! Dans cette Europe des ethno-nationalismes, on comprend que les indépendantistes corses se retrouvent pleinement !
On comprend moins bien la pulsion de démocrates sincères qui, comme le directeur du Monde, M. Jean-Marie Colombani, propose de " déverrouiller l'organisation du territoire pour faire de chaque région, de chaque métropole un atome français d'Europe ". Cette vision méconnaît le sens profond de notre Histoire, et à quel point l'unité française est d'abord une unité politique. Elle déséquilibrerait l'Europe qui a besoin d'une France forte pour équilibrer la puissance recouvrée de l'Allemagne et cela, dans l'intérêt de l'Europe et de l'Allemagne elle-même.
Les valeurs de la République, laïcité, égalité, n'ont pas fait leur temps même si les libéraux ont toujours voulu confondre l'égalité avec l'uniformité ! Elles ont encore du chemin à parcourir en Europe et dans le monde. C'est pourquoi nous devons résister à tous ceux qui, pour hâter le démantèlement de la nation, la démonisent, en cherchant, jour après jour, à discréditer et à ringardiser la France.
Notre pays a encore un grand rôle à jouer, non seulement pour équilibrer l'Europe mais aussi pour l'ouvrir vers le Sud. C'est dans cette perspective que la Corse française et républicaine, celle à laquelle sont attachés 90 % des Corses, trouvera un avenir digne d'elle.
Nos compatriotes corses sont d'abord des citoyens. Ils ont besoin d'être respectés et traités en citoyens. La Corse a besoin de l'Etat républicain. Elle n'a pas seulement besoin de notre solidarité financière, elle a aussi et surtout besoin d'une France dans laquelle elle puisse se reconnaître, d'une France qui porte un projet pour elle-même, pour l'Europe et pour le monde.
Une nouvelle loi n'est pas nécessaire pour ancrer la Corse dans la République. Elle y est depuis la venue de ses représentants à la fête de la Fédération de 1790.
Certes, les malentendus et les crises se sont multipliés depuis vingt-cinq ans, accentués par les surenchères entre la droite et la gauche, les divisions dans l'appareil de l'Etat, les hésitations et les changements permanents des politiques gouvernementales, offrant un terrain propice à toutes les démagogies. Il ne s'est pas passé trois ans d'affilée depuis 1981 qu'une même politique ait été suivie, sans changement de cap. Nul ne conteste, ni ici, ni en Corse, que l'île ait besoin d'investissements publics et d'un vigoureux soutien à l'investissement privé pour rattraper son retard de développement.
Mais qui peut croire de bonne foi qu'on rapprochera les Corses de la République en vendant à crédit à quelques-uns d'entre eux la chimère d'un pouvoir législatif s'exerçant sur une île d'à peine 250 000 habitants ?
En vous invitant à ne pas débattre de ce texte, je ne plaide pas pour autant pour le statu quo en Corse. Ma position, telle que je l'ai maintes fois exposée, a toujours été en faveur de réformes audacieuses et de mesures permettant à la collectivité territoriale d'assumer pleinement sa responsabilité.
Mais la dévolution de blocs de compétences et de pouvoirs réglementaires correspondants n'a de sens que si les institutions de l'île sont gouvernables. Tel n'est pas le cas et le serait de moins en moins, si ce texte lourd de sous-entendus et d'engagements implicites, lourd de graves dérives, était voté.
Pour toutes ces raisons, je vous invite à ne pas abdiquer le pouvoir de faire la loi, qui n'appartient qu'à vous. L'histoire ne retient le souvenir que des parlementaires qui savent dire non dans un vote historique. En votant la question préalable et en refusant de débattre, vous servirez la République (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe RCV et du groupe du RPR).

M. José Rossi - Je souhaite présenter un rappel au règlement sur la base de l'article 58, alinéa 1, dans la mesure où M. Chevènement a tenu des propos qui portent directement atteinte à la dignité des élus insulaires et au crédit de l'Assemblée de Corse.
M. le Président - Je vous autoriserai à faire un rappel au règlement après le vote de la question préalable.
M. Daniel Vaillant, ministre de l'intérieur - J'ai écouté avec la plus grande attention le propos de M. Chevènement, qui ne m'a du reste guère surpris et où je n'ai trouvé aucun argument susceptible de me faire changer d'avis ! Je n'ai pas davantage l'intention, Monsieur le député, de polémiquer avec vous. Le Gouvernement -et vous en étiez- s'est saisi d'un problème auquel notre pays était confronté depuis trop longtemps et vous avez vous-même participé à la rédaction d'un certain nombre de dispositions que je défends aujourd'hui. Notre objectif essentiel est de régler les problèmes qui restent en suspens et de trouver les voies et moyens du règlement de la question corse dans la transparence et dans le respect de l'unité de la République.
La grandeur de la gauche (Murmures sur les bancs du groupe UDF, du groupe du RPR et du groupe DL) est de faire appel à la responsabilité des élus républicains, dans le cadre d'une décentralisation à laquelle j'avais compris, Monsieur le député, que vous adhériez ! S'agissant de la Corse, l'organisation territoriale doit en outre être adaptée à la spécificité de l'île. Le processus porte ses fruits. Il devra se poursuivre, conformément aux engagements, et, évidemment, si les conditions sont réunies, parmi lesquelles figure le rétablissement de la paix civile.
Ceux qui soutiennent le texte, Monsieur le député, sont tous des républicains, et je tiens à vous le dire : vous n'avez pas le monopole de la République.
J'ai trouvé les Corses très absents de votre intervention. Pour ma part, je souhaite que ce projet, qui colle au cadre constitutionnel -dont le Gouvernement ne souhaite pas s'éloigner-, permette à la Corse, grâce à l'évolution du statut et à une politique de développement et de responsabilité des élus, de s'enraciner dans la République, dès lors qu'on aura reconnu sa spécificité et qu'elle sera apaisée.

M. Pierre Lellouche - " Apaisement " est bien le mot…
M. le Ministre - Vous avez dispensé les bons et les mauvais points, y compris à des fonctionnaires et à des élus. Ce n'est pas la vision que j'ai de la République. Etre républicain, c'est d'abord savoir rassembler plutôt que diviser (Applaudissements ironiques sur les bancs du groupe du RPR). Tracer un chemin pour la Corse dans la République, c'est pour les parlementaires une manière de ne pas renoncer à faire la loi, pour le bien du pays et l'intérêt général. Au nom du Gouvernement, j'appelle donc à repousser la question préalable (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).
M. le Président - Sur la question préalable, je suis saisi par le groupe RCV d'une demande de scrutin public.
M. Pierre Albertini - Nous ne partageons pas les conclusions de M. Chevènement, même si nous partageons certaines de ses inquiétudes. La première concerne -point fondamental- le maintien de la Corse dans la République. La deuxième porte sur le nécessaire retour à l'état de droit, qu'appellent les Corses eux-mêmes. Je m'exprime en tant que citoyen français, et fier de l'être -car c'est partager une communauté de destin, d'histoire, et surtout, Monsieur Chevènement, d'avenir- mais qui est fier aussi d'assumer ses origines corses. Vous avez conclu qu'il n'y avait pas lieu de délibérer sur la Corse.
M. Jean-Pierre Chevènement - Sur ce projet !