Face aux communautarismes elle reste un des seuls lieux
soustraits aux groupes de pression.
La laïcité, bon Dieu !
Par André LAIGNEL, Henri PENA-RUIZ
LIBERATION : jeudi 26 octobre 2006
André Laignel maire (PS) d'Issoudun (Indre) secrétaire général de l'Association
des maires de France, député européen, ancien ministre et Henri Pena-Ruiz
philosophe, écrivain, ancien membre de la commission Stasi.
En République, tous les citoyens, athés, croyants, ou agnostiques, doivent jouir
des mêmes droits. Cette égalité est la meilleure garantie de leur liberté. Elle
implique la neutralité spirituelle des institutions publiques, ainsi dotées
d'une légitimité authentique. Prétendre qu'il n'y a d'espoir que par les
religions, comme le fait monsieur Sarkozy, c'est faire injure aux athées dont
l'humanisme est source de valeurs autant que peut l'être la croyance en un dieu.
Peut-on oublier que, dans la résistance à l'oppression nazie, sont tombés
ensemble Honoré d'Estienne-d'Orves, «celui qui croyait au ciel», et Gabriel
Péri, «celui qui n'y croyait pas» ?
Si la République laïque se refuse à tout privilège public des religions ou de
l'athéisme, c'est pour mieux promouvoir ce qui importe à tous les hommes :
justice, santé, instruction, culture. Les étourdis qui oublient la solidarité
entre la défense des services publics et celle de la laïcité seraient bien
avisés de se souvenir de l'action de madame Thatcher, qui détruisit les services
publics en Angleterre et délégua la question sociale aux associations
religieuses, invitées à suppléer par la charité aux carences d'un Etat désormais
absent. Si la charité est respectable, elle ne peut tenir lieu de justice
sociale. Justice sociale portée par la carte scolaire, mise en place depuis
1963, socle commun de l'égalité des chances. Les diverses déclarations qui s'en
prennent à cet acquis sous prétexte de liberté de choix des parents
entretiennent une grave illusion. On sait qu'une telle «liberté» est
proportionnelle au niveau d'aisance sociale ou culturelle, et aboutit à remettre
en cause la mixité sociale.
La neutralité laïque ne signifie nullement absence de valeurs fortes. Tout au
contraire. Solidarité, fraternité, souci du bien commun sont à même de réunir
tous les êtres humains, et non certains d'entre eux seulement. Cette portée
universelle de l'idéal laïc est trop souvent méconnue. C'est dire que la
croyance religieuse n'a pas à être mieux traitée que la conviction athée. Et
réciproquement.
Le bien commun est aujourd'hui menacé. Et la laïcité également. Les grands
services publics, et l'école laïque école de tous ouverte à tous donnent
pourtant chair et vie à l'intérêt général et incarnent concrètement
l'universalisme laïc, si essentiel dans une société guettée par les replis
communautaristes. Ces services conçus pour le bien de tous et de chacun,
méritent une attention et un soutien sans faille de la part des pouvoirs
publics. L'école laïque, notamment, accueillant sans discrimination les croyants
et les athées, les enfants de toutes origines, répond au beau mot de République,
qui veut dire chose commune à tous. Il n'y a pas d'étranger dans l'école laïque
: un enfant de l'école publique est un enfant de la République. N'en déplaise à
l'actuel ministre de l'Education, l'école laïque est bien par essence l'école de
la République. Tenir la balance égale entre elle et l'école privée est peu
républicain. L'école laïque, c'est l'école de la liberté, en un double sens : la
liberté y enseigne et y est enseignée. La circulaire de Robien, prise en
application de la loi du 13 août 2004 relative aux «libertés locales», modifie
les règles de financement des frais de scolarité d'un élève inscrit dans un
établissement confessionnel ou public situé en dehors de son lieu de résidence.
En redéfinissant la nature des dépenses prises en compte dans le calcul du
forfait communal, elle aboutit à leur alourdissement en faveur de l'enseignement
privé.
Il est nécessaire, après trop de silence ou de renoncement tacite, de rappeler
le principe de la priorité absolue des fonds publics pour l'école publique.
Peut-on admettre qu'en France trop de communes soient encore dépourvues d'école
publique ? Le rapport de la commission Stasi appelait à faire cesser cette
injustice, qui traduit un manquement de l'Etat à ses devoirs. Il est également
paradoxal que l'école publique manque cruellement de moyens pour encadrer plus
efficacement les élèves, alors qu'en raison de la loi Debré de 1959 des crédits
publics irriguent massivement les écoles privées sous contrat.
On ne peut, au nom du «réalisme», continuer à se satisfaire d'une situation où
chaque recul en prépare d'autres. Une chose est d'affirmer la liberté des écoles
privées à se développer. Autre chose est de se croire obligé de financer ce
développement, en contradiction avec la tradition laïque et notamment la loi
Goblet de 1886. L'argument selon lequel les écoles privées rempliraient «une
mission de service public» est aussi irrecevable que celui qui conduirait à dire
la même chose des milices privées. Il fut l'apanage invariable des partisans de
l'école privée. Pourquoi ne peut-on l'admettre ? Parce que l'instruction
publique n'est pas une «prestation» comme une autre, qu'il serait possible de
déléguer comme on le fait de la construction d'un édifice ou de toute autre
prestation matérielle. La nature de l'institution qui enseigne, et notamment
celle des principes qui l'animent, importe en l'occurrence au plus haut point.
Il n'est pas vrai q0u'une organisation privée, mue par la quête du profit ou le
ressort du prosélytisme religieux puisse assumer aussi bien le service public
d'instruction que l'école publique laïque, institution organique de la
République dont Condorcet faisait le levier de l'émancipation générale et de la
citoyenneté éclairée. Bien sûr, pour cela, il importe que l'école publique
assume pleinement les missions que les familles sont en droit d'attendre
d'elles. Elle ne le fait pas toujours, dira-t-on, et le réseau des écoles
privées se trouve ainsi conduit à combler certaines de ses carences, notamment
en matière d'encadrement des élèves. Il faut à l'évidence oeuvrer pour élever la
qualité du service public d'instruction et d'éducation, ce qui implique, entre
autres, une priorité absolue des deniers publics pour l'école publique.
Les services publics doivent être à l'abri de toute accusation de partialité et
de discrimination. La loi de 2004 interdisant de porter ostensiblement des
signes religieux distinctifs à l'école a eu le mérite de rappeler les principes
de la laïcité et de fixer clairement les barrières. La laïcité garantissant la
liberté des consciences permet l'émancipation notamment des jeunes filles et des
femmes, pour certaines enfermées dans des modèles sexistes. Garantir l'accès de
toutes et de tous, garantir la mixité dans les pratiques culturelles, sportives,
associatives, c'est faire vivre la laïcité. L'école laïque veut voir dans chaque
enfant cette part d'universalité qui en fait un sujet porteur de droits égaux,
sans distinction de sexe, d'orientation sexuelle, de culture d'origine, de
conviction spirituelle. Dans un monde en plein déchirement, elle reste un des
seuls lieux soustraits aux groupes de pression religieux, idéologiques, ou
économiques. Il est grand temps de rappeler cette fraternité qui advient dans le
partage du meilleur de l'être humain : la liberté de la conscience qui juge en
connaissance de cause, et fonde ainsi la citoyenneté sur une lucidité agissante.
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