Remonter

Une Europe toujours à construire
Débat truqué sur le traité constitutionnel
Jusqu’à fin 2006, la grande affaire européenne va être la ratification, par les vingt-cinq membres de l’Union, du traité établissant une Constitution pour l’Europe. Qu’elle s’effectue par la voie parlementaire ou par référendum, l’approbation d’un document affichant une telle ambition aurait dû être précédée du bilan de l’action de l’Union, en particulier à l’égard de ses partenaires d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (lire Ces accords que Bruxelles impose à l’Afrique), et d’un examen exhaustif de son contenu. Ce n’est pas le cas. Le débat, lorsqu’il a lieu, évacue à dessein la troisième partie d’un traité dans lequel dominent les termes « marché », « banque », « concurrence » ou « capitaux ».
 

Par Bernard Cassen
 

Un spectre plane sur la ratification du « traité établissant une Constitution pour l’Europe (1) » adopté par les Vingt-Cinq le 18 juin 2004 et signé à Rome le 29 octobre suivant. Le danger est qu’on ne le comprenne pas ou, plus grave, qu’on le comprenne trop bien. Il est vrai qu’un texte de 324 pages pour ses quatre parties, auxquelles s’ajoutent 460 pages pour ses deux annexes, 36 protocoles et 50 déclarations, a d’emblée de quoi rebuter le lecteur ordinaire. S’il s’avise de comparer cette « Constitution » à celle de son propre pays, il constatera qu’elle est de dix à quinze fois plus longue (14,7 fois pour la France), ce qui ne plaide pas pour l’objectif proclamé de « rapprocher l’Europe des citoyens ».

Si ce citoyen modèle, désireux de bien connaître ce qu’on lui demande d’approuver, procède à un premier balayage de l’ensemble du texte – comme on parcourt les chapitres d’un livre avant de l’acheter –, il éprouvera rapidement un étrange sentiment : le traité comporte de nombreux mots, eux-mêmes très souvent répétés, mais qui sont totalement étrangers au lexique constitutionnel. Se piquant au jeu et disposant de bons logiciels, il découvrira, pour s’en tenir aux quatre parties du traité, que « banque » apparaît 176 fois ; « marché » 88 fois ; « libéralisation » ou « libéral » 9 fois ; « concurrence » ou « concurrentiel » 29 fois ; « capitaux » 23 fois ; « commerce » et ses dérivés immédiats 38 fois ; « marchandises » 11 fois ; « terrorisme » 10 fois ; « religion » ou « religieux » 13 fois (2).

Aucun de ces termes ne figure dans la Constitution française, à l’exception de « commerce », que l’on trouve deux fois, et de « religion », présent une fois. Le doute s’installe alors chez notre amateur de mots : s’agit-il bien d’une « Constitution » européenne, qu’on lui a par ailleurs présentée comme laïque, ou bien d’un copié-collé des statuts du Fonds monétaire international (FMI) et de la charte de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), agrémenté d’un coup de chapeau à M. George W. Bush pour le « terrorisme » et au Vatican pour la « religion » ?

Dès lors, on comprend cette affirmation tout en nuances, et dans l’esprit pluraliste qui est de règle dans le service public de radio et de télévision, d’une chroniqueuse de Radio France Internationale le 4 janvier dernier : « Le recours au référendum par la France peut se révéler catastrophique, puisque le rejet par ce seul pays condamnerait le projet pour toute l’Europe. » Et d’évoquer plus loin le « frisson garanti » que va procurer un scrutin à l’issue encore incertaine... Le grand inconvénient d’une consultation électorale, et tout particulièrement d’un référendum, c’est effectivement que l’on n’est jamais absolument certain à l’avance du résultat. Car, pour entrer en vigueur, et selon son article IV-447 qui fixe l’échéance au 1er novembre 2006, le traité doit être ratifié par tous les Etats membres de l’Union européenne (UE) (3).

Deux procédures peuvent être suivies pour la ratification d’un traité, et cela en fonction des dispositions constitutionnelles de chaque pays ou des choix des gouvernements : un vote du Parlement ou un référendum. Dans le cas présent, c’est la voie parlementaire qui a été retenue dans quinze pays, et le référendum dans les dix autres (4). Dans la première configuration, et sauf élections législatives inopinées écartant du pouvoir un gouvernement signataire, la ratification est d’avance garantie. Elle est d’ailleurs déjà intervenue en Hongrie et en Pologne à l’automne 2004.

En revanche, pour certains des Etats où aura lieu une consultation populaire, l’affaire est loin d’être acquise, ce qui est le cas, en suivant la chronologie prévue, de la France, de la Pologne, du Royaume-Uni, du Danemark et de l’Irlande. En ce qui concerne la France, on se souvient que le traité de Maastricht n’avait été adopté que d’extrême justesse en 1992. Le Danemark, lui, l’avait carrément repoussé, comme l’Irlande allait plus tard rejeter le traité de Nice. Le vote « non » de ces deux petits pays ayant été considéré par les autres comme nul et non avenu, ils avaient été priés d’organiser chacun un nouveau référendum débouchant sur la seule réponse correcte : le « oui ». Ce qui advint.

Ces fâcheux souvenirs sont encore présents dans les esprits des dirigeants européens ; aussi, chaque fois que possible – mais cela n’a pas toujours pu être le cas –, ils ont pris les dispositions nécessaires pour que ces accidents de parcours ne se reproduisent pas. Tous ont compris que le plus grand danger résidait dans l’appropriation, par les citoyens eux-mêmes, du contenu du traité. A cette fin, ils ont adopté une double stratégie : d’abord faire au maximum le silence sur le cœur du traité – sa troisième partie, intitulée « Les politiques et le fonctionnement de l’Union » –, où l’on retrouve la grande majorité des occurrences citées plus haut ; et, à cette fin, présenter une synthèse hautement sélective du texte, mettant l’accent sur les changements institutionnels et tentant de « dé-libéraliser » son contenu libéral. Ensuite, lorsqu’un minimum de débat public a lieu, répéter des slogans simplistes ou alarmistes se résumant pour l’essentiel à deux, déclinés de multiples façons : « J’aime l’Europe, alors je vote “oui” » ; « Si le “non” l’emporte, cela va casser l’Europe et provoquer le chaos ».

L’utilisation de la totalité de cette panoplie n’est pas indispensable partout. Dans plusieurs pays, le consensus entre les partis au pouvoir et la plupart des partis d’opposition, unis dans un grand parti du « oui », empêche tout débat contradictoire. L’opinion ne connaîtra que la version publicitaire de la « Constitution ». C’est le cas en Allemagne, où le Parti social-démocrate, la Démocratie chrétienne et les Verts vont voter comme un seul homme pour ratifier le traité au Parlement, le gouvernement de M. Gerhard Schröder ayant écarté la possibilité, un temps envisagée, d’amender la Loi fondamentale pour permettre la tenue d’un référendum.

Même situation en Espagne, où le Parti socialiste et le Parti populaire font chacun campagne pour le « oui » au référendum du 20 février. Dans ce cas, existe cependant un risque : celui d’un taux élevé d’abstentions, susceptible de relativiser la victoire, acquise d’avance, du « oui ». D’où l’embrigadement, par M. José Luis Zapatero, des icônes des grands clubs de football, parmi lesquelles M. Zinedine Zidane, dans une spectaculaire opération de « communication » en faveur de la « Constitution ». Ces stars vont-elles vraiment sacrifier leur entraînement physique et l’entretien de leur précieux « mental » pour consacrer les heures et les heures nécessaires à la lecture et à la compréhension, particulièrement stressantes, des quelque 800 pages du texte ardu qu’on leur demande de « vendre » ? On n’y croit guère... Balle au pied plutôt que traité en main : on atteint les sommets du débat politique de l’autre côté des Pyrénées !

Footballeurs multimillionnaires en moins (encore que...), et pour les mêmes raisons d’union sacrée qu’en Allemagne et en Espagne, les référendums prévus dans les mois à venir au Portugal, aux Pays-Bas et au Luxembourg ne devraient provoquer aucun débat ni réserver la moindre surprise. Reste, pour ce premier trimestre 2005, le cas de la France, celui qui inquiète le plus les capitales européennes et la Commission de Bruxelles. Et à juste titre, car, avec la Belgique, la France est, depuis longtemps, le seul des pays membres de l’Union où a lieu un débat public sur la « Constitution », et plus généralement sur la construction européenne ; où les textes sont analysés et mis en perspective par un nombre significatif de partis et de mouvements.

Nombre de ces acteurs posent la question centrale de cette construction-là : son incapacité à dépasser son essence néolibérale, la « Constitution » représentant le moyen privilégié de sanctuariser une fois pour toutes les diktats du marché et de la concurrence (5), termes, comme on l’a vu, respectivement utilisés 88 et 29 fois. Utilisés dans le texte original, mais pas dans la présentation qui en est faite dans les documents d’« information » officiels ! Aussi bien le livret édité par le ministère français des affaires étrangères que la brochure simplifiée diffusée par l’Office des publications des Communautés européennes (6) réussissent un étonnant tour de force : le terme « marché » n’y apparaît qu’une seule fois, et on n’y trouve trace ni de « concurrence » ni de « capital », alors qu’il s’agit de trois des mots clés de ce traité, comme d’ailleurs des précédents. Ainsi, 322 des 448 articles de l’ensemble du document – ceux qui composent cette troisième partie cachée comme une maladie honteuse – sont délibérément soustraits à l’attention des citoyens.

Engrenage libéral

Cette entreprise de désinformation menée par les autorités nationales et communautaires est puissamment relayée par la quasi-totalité des grands moyens d’information, et parfois de manière caricaturale (lire Contre les tsunamis, votez « oui » au référendum !). Le Figaro le signale d’ailleurs très lucidement : « Ainsi qu’on l’a vu lors du référendum interne du PS, tous les médias et tous les partis de gouvernement, sans oublier l’establishment économique, feront campagne pour le oui (7 ». Cette ligne éditoriale est beaucoup plus ouvertement affichée dans la presse écrite réputée de centre gauche que dans celle dont les lecteurs votent majoritairement pour les formations de droite. Pour ces derniers, les prises de position pour le « oui » de M. Jacques Chirac, de M. Nicolas Sarkozy et de la totalité du gouvernement Raffarin, sans évidemment oublier le Mouvement des entreprises de France (Medef), sont des signaux suffisamment explicites. Il n’est guère besoin d’en rajouter, sauf pour tenter de désamorcer l’affaire de l’acceptation de la candidature de la Turquie (8) par le Conseil européen de décembre 2004, qui divise profondément cette fraction de l’opinion.

La « question turque » de l’électorat de gauche, c’est la « question libérale », réellement inscrite, elle, dans la « Constitution ». Lorsque M. Laurent Fabius – jouant, il est vrai, à contre-emploi, compte tenu de son itinéraire politique – transgressa l’omerta sur ce sujet dans sa campagne pour le « non » au sein du Parti socialiste, il se fit brutalement rappeler à l’ordre. L’éditorial du Monde intitulé « La faute de Fabius (9) » – une faute étant plus grave qu’un crime, selon Talleyrand – déclencha une opération de lynchage médiatique, tous supports confondus, d’une violence inouïe contre l’ancien premier ministre. Cet apostat – provisoirement – hors jeu, reste à faire oublier à l’électorat que les politiques décidées au niveau de l’Union inspirent et impulsent les « réformes » des retraites, de l’assurance-maladie et de l’éducation ; qu’elles encouragent les délocalisations (10) ; qu’elles constituent la matrice des « restructurations » et privatisations réalisées ou promises de ce qui reste d’entreprises publiques, cela sous la bannière de la « concurrence libre et non faussée », etc.

En substance, il s’agit de donner à croire aux citoyens que ces politiques libérales, principalement celles des deux dernières décennies, désormais gravées dans le marbre de la troisième partie de la « Constitution », s’arrêteraient aux frontières de la France, comme jadis le nuage de Tchernobyl. En quelque sorte que ce texte serait un cadre juridique neutre, alors que, dans le même temps, on nous rappelle que plus des deux tiers des lois et décrets sont la transposition en droit national d’actes législatifs communautaires. Des actes précisément décidés au nom des dispositions contenues dans ledit texte...

On trouvera un exemple instructif de cet exercice d’équilibrisme dans le récent débat à l’Assemblée nationale sur l’avenir de La Poste (11). Mme Marylise Lebranchu, ancienne ministre et actuellement députée socialiste du Finistère, y a accusé le gouvernement Raffarin d’avoir « opté pour un net recul du service public » – ce qui est bien le moins que l’on puisse dire – « en faisant croire qu’il s’agissait de la simple transposition d’une directive technique ». Elle n’a pas précisé que cette directive « technique », qui ne prévoit rien de moins que la libéralisation totale du trafic postal en 2009, avait été approuvée en son temps par un autre ministre socialiste, M. Christian Pierret... Et la parlementaire bretonne, militante du « oui », pointe un gros danger qui se situe au-delà des affaires de La Poste : « C’est cette utilisation de l’Europe qui peut décourager une majorité de Français. » En fait, il ne s’agit pas seulement d’une « utilisation », mais aussi et surtout d’une application pure et simple de décisions européennes prises par des gouvernements se réclamant aussi bien de la social-démocratie que du libéralisme ou de la Démocratie chrétienne.

Pour parer à cette menace de « découragement », qui pourrait avoir des conséquences fatales dans les urnes, ceux des médias du « oui » qui s’adressent majoritairement à une opinion de gauche ou de centre gauche ont entrepris une opération de déminage sur trois terrains sensibles : la neutralité idéologique de la « Constitution », les avancées sociales qu’elle comporterait et les services publics qu’elle protégerait. En conclusion de son document « Mode d’emploi du traité », Le Nouvel Observateur pose la question : « La Constitution européenne est-elle sociale ou libérale ? », et y répond ainsi : « Ni l’un ni l’autre. Une Constitution est un contenant et un contenu. Ce sont les dirigeants politiques qui influent sur le contenu et non les institutions (12). »

Admirable analyse juridique qui donne à penser que les rédacteurs n’ont pas lu la troisième partie, pourtant la plus volumineuse, intitulée, répétons-le – c’est nous qui soulignons – « Les politiques et le fonctionnement de l’Union », et où est en permanence rappelé le primat de la concurrence et du marché. Jusqu’à l’absurde : l’article III-131 stipule en effet que toutes dispositions doivent être prises pour « éviter que le fonctionnement du marché intérieur ne soit affecté par les mesures qu’un Etat membre peut être appelé à prendre en cas de troubles intérieurs graves affectant l’ordre public, en cas de guerre ou de tension internationale grave constituant une menace de guerre ». Pendant la guerre, les affaires continueront...

Dans le même livret, Le Nouvel Observateur indique que « la principale innovation concerne la reconnaissance de droits sociaux » dans la deuxième partie du traité, intitulée « La Charte des droits fondamentaux de l’Union ». En fait, ces droits n’ont de « fondamentaux » que le nom. Outre que leur contenu constitue une régression par rapport au droit national de nombreux pays (13) – il y est question du « droit de travailler » et non du droit au travail ; d’« accès aux prestations de sécurité sociale et aux services sociaux », ce qui suppose leur existence préalable, et non de droit à la sécurité sociale et aux services sociaux, etc. –, leur champ d’application est strictement circonscrit : ils engagent les Etats et les institutions européennes « uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union » (article II-111).

Par ailleurs (article II-122-2), ces droits ne sont reconnus que « dans les conditions et limites » des autres parties de la Constitution. Pour que les choses soient parfaitement claires, le préambule même de cette Charte fixe, au cas où on l’aurait oublié, quelles sont ces « conditions et limites », en spécifiant que l’Union « assure la libre circulation des personnes, des services, des marchandises et des capitaux, ainsi que la liberté d’établissement ». C’est sans doute la seule Charte « sociale » au monde qui subordonne explicitement des droits sociaux aux impératifs de la mobilité internationale du capital et du libre-échange

Reste la question, particulièrement délicate en France, des services publics. Dans son « quiz » de présentation du traité (14), la rédaction de Libération demande si « le modèle économique choisi par la Constitution menace les services publics », et donne ensuite sa réponse : « Faux ». La bonne réponse était pourtant : « Vrai ». L’un de ses journalistes justifiera la position du quotidien en expliquant que « le traité constitutionnel fournit bien une base juridique pour adopter une loi-cadre européenne horizontale (c’est-à-dire applicable à l’ensemble des services publics), ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent (15 ». C’est exact (article III-122), à cela près, d’une part, que les traités précédents n’empêchaient aucunement qu’une telle directive soit prise si la Commission – qui a beaucoup d’imagination pour se donner des bases juridiques chaque fois que nécessaire – le proposait aux Etats membres, et, d’autre part, que l’existence d’une telle possibilité ne garantit pas qu’elle sera utilisée.

Et si, d’aventure, ce devait être le cas, il convient de voir dans quel contexte et avec quelles perspectives. D’abord le traité ne parle pas de « services publics », mais, comme les deux précédents, de « services d’intérêt économique général » (SIEG), jargon imposé par la Commission, acharnée à neutraliser la charge symbolique du mot « public ». Il les évoque comme des « services auxquels tous, dans l’Union, attribuent une valeur », alors que le traité d’Amsterdam de 1997 les reconnaissait comme des « valeurs » tout court. Nuance non négligeable. Ensuite, les SIEG sont assujettis aux règles de la concurrence (article III-166), sauf, et c’est la seule et très modeste « avancée », si ces règles font échec « à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur est confiée ».

Ce garde-fou est cependant très fragile, et cela pour quatre raisons. En premier lieu, les SIEG sont considérés comme des exceptions à la norme supérieure de la concurrence, et c’est dans une posture défensive, la charge de la preuve leur incombant, que les gouvernements devront les promouvoir. Ensuite, l’article III-167, auquel les SIEG sont également soumis, interdit les aides publiques qui « faussent ou menacent de fausser la concurrence ». Par ailleurs, c’est la Commission qui a le monopole d’une éventuelle proposition de directive. A cet égard, la commissaire à la concurrence, Mme Neelie Kroes, a donné le ton lors de son audition devant le Parlement européen en précisant que les services publics ne constituent pas des « intérêts en eux-mêmes », et que « l’objectif est de stimuler l’économie européenne (16 ». Voilà qui est franc. Enfin, les décisions au Conseil sur une éventuelle directive sur les SIEG à la sauce Kroes seront prises à la majorité qualifiée et en codécision avec le Parlement européen, ce qui, compte tenu des rapports de forces actuels, n’incite pas à l’optimisme.

De tels rappels des faits et textes – et l’on pourrait en citer des dizaines d’autres – mettent en pièces les affirmations anesthésiantes de ceux qui prétendraient que la « Constitution » aurait une dimension « sociale ». Il ne suffit pas, en effet, d’invoquer – encore que cela ne soit pas négligeable – les principes généraux, et parfois généreux, avancés dans les préambules et l’énoncé des valeurs et objectifs de l’Union, mais dont l’application a toute chance d’être renvoyée aux calendes grecques. Il faut examiner à la loupe les politiques concrètes actuellement en vigueur et que le traité a pour mission de « constitutionnaliser », donc de rendre très difficilement réversibles.

Voilà bien un texte qui ne gagne pas à être connu, et l’on comprend parfaitement que ses partisans refusent en général d’en débattre point par point, préférant s’en tenir à de vagues et creuses considérations. Il leur reste cependant une arme redoutable, compte tenu de leur position médiatiquement dominante : diaboliser les arguments adverses.

Le plus choquant, du point de vue de la simple honnêteté intellectuelle, est de brandir l’épouvantail du « retour au calamiteux traité de Nice », alors que ce texte régit l’Union depuis le 1er mai dernier (lire Ce « calamiteux » compromis de Nice...) sans avoir provoqué de catastrophe majeure...

Second argument fallacieux : la victoire du « non » dans un ou plusieurs pays entraînerait la paralysie de l’Europe. En réalité, l’Europe du « jour d’après » référendum serait celle du « jour d’avant », tous les textes, dont celui du traité de Nice, continuant à s’appliquer. Ne resterait alors qu’à renégocier un nouveau traité, plus acceptable, et avec tout le temps nécessaire pour cela, car rien ne presse.

Oui mais, rétorquent les tenants de la théorie du chaos communautaire, les gouvernements ne voudraient plus revenir autour du tapis vert... C’est évidemment le contraire qui se passerait, car ces gouvernements ont absolument besoin d’un nouveau traité pour que l’UE fonctionne sans trop d’encombre à vingt-cinq, alors que ses règles actuelles avaient été prévues pour une Communauté à six. Ce qui signifie que serait alors soumise à ratification la seule première partie de l’actuelle Constitution, celle qui, pour l’essentiel, fixe les règles du jeu du Meccano institutionnel. Nul ne perdrait à la disparition de la deuxième partie, qui ne crée aucun nouveau droit social digne de ce nom, et peu verseraient des larmes si le manifeste libéral que constitue la troisième était remisé dans les cartons.

Si les électeurs sont convoqués par le président de la République pour dire « oui » ou « non » à un texte, on peut présumer que chacune des réponses est pleinement légitime et qu’aucune ne met en danger la République ou l’Union. Sinon il serait irresponsable, voire passible de la Haute Cour, de la poser... C’est donc libéré de tout chantage et de toute tentative de manipulation que chacun, texte en main, doit faire son opinion avant de déposer son bulletin dans l’urne.


Lire aussi :
-  Contre les tsunamis, votez « oui » au référendum !
-  Ce « calamiteux » compromis de Nice...
-  Ces accords que Bruxelles impose à l’Afrique

(1) Sur l’ambiguïté du terme « Constitution », lire Anne-Cécile Robert, « Coup d’Etat idéologique en Europe », Le Monde diplomatique, novembre 2004.

(2) Ce comptage a été effectué par Alain Lecourieux, membre du conseil scientifique de l’association Attac.

(3) Il faut croire cependant que l’incertitude est de rigueur, puisque la déclaration n° 30 annexée au traité indique que « si, au bout de deux ans après signature, les quatre cinquièmes des Etats membres seulement l’ont ratifié, le Conseil européen se saisit de la question ». Voilà qui laisse prudemment ouvertes toutes les possibilités...

(4) Dans l’ordre actuellement prévu : en 2005, l’Espagne le 20 février ; le Portugal, les Pays-Bas et la France au premier semestre ; le Luxembourg en juillet ; la Pologne à l’automne. Suivront en 2006 : le Royaume-Uni en mars ; la République tchèque en juin. Le Danemark et l’Irlande n’ont pas encore fixé de date.

(5) Lire « Une Constitution pour sanctuariser la loi du marché », Le Monde diplomatique, janvier 2004.

(6) Respectivement Constitution pour l’Europe. Mode d’emploi (45 pages) et Une Constitution pour l’Europe (16 pages).

(7) Le Figaro, 31 décembre 2004.

(8) Lire Ignacio Ramonet, « Turquie », Le Monde diplomatique, novembre 2004.

(9) Le Monde, 11 septembre 2004.

(10) Le commissaire européen à l’industrie, M. Günter Verheugen, vient de déclarer : « Nous sommes dans un processus qu’il n’est pas possible d’arrêter. » (Le Monde, 6 janvier 2005). Ce qui en dit long sur sa détermination...

(11) Le Monde, 20 janvier 2005.

(12) Supplément encarté dans le numéro du Nouvel Observateur daté 30 septembre - 6 octobre 2004.

(13) Lire Anne-Cécile Robert, « Une charte cache-misère », Le Monde diplomatique, décembre 2000.

(14) « UE : que savez-vous de la Constitution ? », Libération, 7 octobre 2004.

(15) Libération, 22 octobre 2004.

(16) Le Figaro, 29 septembre 2004.



http://www.monde-diplomatique.fr/2005/02/CASSEN/11908 - mars 2005