Nous avons besoin que les mots aient un sens
PAR ELIE ARIÉ
Il existe une grande réserve, et parfois une grande peur, même chez les gens
assez informés, face aux conséquences éventuelles, inconnues et non démontrées à
ce jour, que pourraient entraîner les manipulations génétiques des organismes
végétaux ou animaux sur le patrimoine génétique humain, réserves allant parfois
jusqu’à exiger l’interdiction de toute expérimentation destinée pourtant à en
savoir un peu plus.
Or, on assiste, en même temps, en France, année après année, à un succès
croissant du Téléthon, où chacun fait preuve d’une grande générosité, et dont
l’interdiction susciterait l’indignation générale ; mais quel est l’objectif du
Téléthon ? À l’origine, de favoriser la recherche pour lutter contre une maladie
génétique, la myopathie ; puis, contre l’ensemble des maladies génétiques ; et
ceci, par le seul moyen imaginable : pratiquer des manipulations génétiques sur
l’être humain lui-même1. Mais il se trouve que les organisateurs de cette
manifestation prennent bien soin d’éviter soigneusement d’utiliser cette
expression.
Face à cette étonnante contradiction (crainte éprouvée par les Français contre
les effets éventuels , non démontrés, sur l’homme, des manipulations génétiques
animales ou végétales ; mais pas de crainte des manipulations génétiques sur
l’homme lui-même, à condition que cela ne soit pas dit) on est obligé de
conclure que c’est le mot lui-même -« génétique »- qui fait peur, et non ce
qu’il recouvre ; et qu’il en va de même pour bien d’autres termes, comme «
nucléaire », « pollution2 » « chimique », etc. : nous sommes face à un problème
de charge sémantique émotionnelle, qu’on ne peut se contenter d’évacuer en la
traitant d’ « irrationnelle » : il faut s’attacher à en comprendre le mécanisme.
Stella Baruk est une mathématicienne qui s’est attachée depuis longtemps à
l’étude des raisons de l’échec scolaire dans sa branche3, et qui conclut à
l’importance des malentendus sémantiques dans la difficulté à transmettre les
connaissances ; nous utilisons, dans le langage scientifique, des termes qui
prennent un autre sens que dans le langage courant : mais les non-initiés
continuent à les comprendre dans leur sens général : or, un terme change de sens
lorsqu’on change le cadre dans lequel on l’utilise, mais cette ambiguïté n’est,
en général, pas levée par l’enseignant : d’où l’impression que l’élève « n’est
pas doué » pour les maths, alors qu’on a simplement omis de lui préciser que les
mots qu’on utilisait avaient changé de sens ; avec des mots en apparence
identiques, l’enseignant et l’enseigné ne parlent plus de la même chose, mais,
cela, l’élève l’ignore.
Elle donne l’exemple de cet enfant qui avait eu une mauvaise note en calcul,
parce qu’à la question « quel est le double de 5 ? » elle avait répondu 6 ;
s’entretenant avec cet enfant, elle s’aperçoit que cette erreur était
systématiquement renouvelée : à la question : « quel est le double de 10 ? » ,
l’enfant répond 11. Elle lui demande alors « qu’est-ce que ça veut dire, pour
toi, le double d’un chiffre ? » et l’enfant répond : « c’est un chiffre qui
passe juste devant l’autre, comme lorsqu’une voiture en double une autre »
L’enfant avait donné au mot « doubler » le sens qu’il connaissait, celui de
l’univers de l’automobile, parce que personne n’avait pris le temps de lui
expliquer qu’en entrant dans le cadre de l’univers mathématique, ce mot prenait
un autre sens.
Nous sommes tous comme cet enfant : nous avons toujours besoin que les mots
aient un sens. Et, lorsque nous entrons dans un domaine dont nous ignorons tout,
nous leur attribuons un sens inexact, imprécis, mais chargé de tous nos
fantasmes acquis lors de nos lectures ; ainsi « manipulation génétique »
devient-il synonyme de « monstre », « nucléaire » d’ « explosion dévastatrice »,
« chimique » d’ « intoxication mortelle », etc. Mais beaucoup de tous ceux qui
se proclament hostiles aux « manipulations génétiques », et qui vont même
jusqu’à prendre des risques physiques et juridiques pour empêcher toute
expérimentation destinée à mieux connaître les effets des plantes génétiquement
modifiées sur l’environnement, seraient bien en peine de définir précisément le
sens des mots « chromosome » « allèle », etc.
Ne nous moquons pas d’eux, car nous ne sommes pas différents d’eux : il se
trouve, simplement, que je traite ici d’un sujet sur lequel j’ai pris la peine
et le temps de m’ informer, et que ma formation universitaire m’ a facilité la
compréhension de cette information ; mais, si nous changeons de cadre, nous ne
sommes guère plus brillants ; je me suis personnellement rendu compte, il n’y a
pas très longtemps, que j’utilisais depuis longtemps le terme PIB (Produit
Intérieur Brut) , sans connaître sa différence avec le PNB (Produit National
Brut) : mais, par chance, les phrases où je l’utilisais faisaient quand même
sens4.Et, bien entendu, il en va de même dans bien d’autres domaines, où nous
croyons savoir ce que nous disons, alors qu’il suffirait de gratter un peu pour
nous faire prendre conscience qu’à notre insu, l’automatisme verbal nous tient
souvent lieu de compréhension ; et c’est là qu’est le danger : si nous
bluffions, ce serait un moindre mal ; mais nous croyons comprendre alors que
nous n’avons rien compris.
Le diagnostic étant ainsi posé, nous pourrions croire que le traitement qui en
découle est alors simple : il suffirait que tous les journalistes prennent la
peine d’expliquer de quoi ils parlent pour que cette difficulté soit résolue, et
que nous ayons enfin une nation éclairée avec laquelle pourrait s’installer un
dialogue fructueux débarrassé de tout malentendu : hélas, tout médecin sait
qu’un diagnostic exact ne débouche pas automatiquement sur un traitement
efficace !
Car non seulement les journalistes ne peuvent être omnispécialistes, mais le
système médiatique concurrentiel les contraint de plus en plus à privilégier la
rapidité de l’information sur son exactitude, leur interdisant de prendre le
temps de vérifier le sens d’un terme ou de soumettre une dépêche d’agence à un
confrère spécialisé, et aussi à privilégier l’aspect spectaculaire d’une
information à sa mise en perspective ; comme l’écrit Michel de Pracontal5 : «
l’annonce d’une découverte sensationnelle aura toujours plus d’impact que sa
réfutation méthodique ; il suffit de deux mots pour faire vivre la fusion
froide, alors que de longs développements sont nécessaires pour expliquer
pourquoi elle ne marche pas ».
Le phénomène est encore aggravé par Internet, qui met une masse d’ informations
à la portée de tout le monde, tout en les privant de toute analyse critique ; au
classique « c’est vrai, je l’ai lu dans le journal », puis « c’est vrai, ils
l’ont dit à la télé » s’ajoute aujourd’hui « c’est vrai, je l’ai trouvé avec
google ».
Ainsi entrons-nous dans un univers nouveau et étrange, l’univers du malentendu
généralisé, dans lequel chacun a une opinion ferme sur un sujet dont il ne sait
pas qu’en réalité il ignore tout ( « Les convictions sont des ennemies de la
vérité plus dangereuses que les mensonges » disait Nietzsche) et s’adresse aux
autres en une langue différente alors qu’il croit parler la même - illusion dont
les habitants de la tour de Babel n’étaient au moins pas victimes.
Elie Arié est médecin. Il est l’auteur de "Système de santé, mode d’emploi" (Vuibert,
2003)