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Libération mardi 19 juillet 2005
La marginalisation sociale des jeunes issus de l'immigration favorise l'implantation des idéologues du fanatisme religieux international au coeur même des sociétés occidentales.

Guerre d'identité à Londres

Par Sami Naïr professeur de sciences politiques à l'université Paris 8.

Madrid, ce furent des tueurs télécommandés, des spécialistes formés dans des camps d'entraînement et des complices locaux non intégrés dans la société espagnole. A Londres, c'est différent. Ce sont des enfants du pays, nés dans le pays, éduqués dans le pays, ressortissants nationaux du pays. Les parents, de première génération immigrée, sont eux-mêmes intégrés ­ et les jeunes terroristes aussi ; l'un d'entre eux, Mohamed Sidi Khan, occupant même le rôle ô combien admirable et difficile d'éducateur enseignant dans des écoles primaires pour enfants de familles récemment immigrées. Le terrorisme n'est plus extérieur, désormais il se nourrit des frustrations intérieures à chaque société. La Grande-Bretagne s'interroge : elle ne comprend pas, elle n'en revient pas. Pourtant, ce ne sont pas les réponses qui manquent. Bien sûr, il y a celles des idéologues patentés du«choc des civilisations» : «Ils (les musulmans) nous haïssent !» crie l'un, spécialiste en banalités ; «Ils sont fanatisés !» répond l'autre en écho. Le point commun de ces prétendus experts : ils ne connaissent pas ces jeunes, ni leurs angoisses ni leur haine ni leur monde. Ils n'ont aucune idée des séismes obscurs qui travaillent la conscience des êtres de double identité ; ils n'imaginent pas une seconde la douleur des humiliations subies et la dureté des haines lentement mûries. Les chefs terroristes, eux, savent cela. Les idéologues du terrorisme international d'inspiration religieuse savent comment parler à ces jeunes, comment les plonger dans l'état d'esprit d'abord de la révolte, puis de la foi, puis du sacrifice. Ils savent comment leur faire admettre que tuer des civils innocents chez eux n'est pas un crime mais au contraire un acte de foi héroïque, une saine vengeance de Dieu ­ et ils savent les persuader qu'ils ont été choisis par Dieu pour commettre ces actes criminels. La force d'Al-Qaeda ne vient pas de ses réseaux, qui sont la plupart du temps artisanaux, elle vient de ce que l'esprit Al-Qaeda, la méthode et la volonté du sacrifice se sont individualisés et qu'ils se sont littéralement enracinés dans le terreau des démocraties occidentales. C'est que le champ est fertile.

La première idée qu'il faut admettre, c'est que pour une partie importante des populations musulmanes dans le monde et dans les démocraties occidentales en particulier, nous ne vivons pas, sur le plan des relations internationales, dans un système de droit mais dans un état de guerre. Plusieurs raisons viennent alimenter cette conviction : leurs difficultés d'intégration, qui résultent autant du racisme confessionnel ambiant en Occident à l'égard de l'islam que de la radicalisation de groupes fanatiques à l'intérieur même de leur «communauté» ; les formes de plus en plus humiliantes de marginalité sociale des jeunes issus de l'immigration ; l'apartheid communautariste imposé à ces immigrés tant sur le plan de l'insertion dans la ville (la ghettoïsation) que sur celui des valeurs d'appartenance («Vous êtes différents, leur dit-on, admirez notre tolérance !»).

L'absence de valeurs d'appartenance commune est certainement le point le plus important : à force de les renvoyer à leur particularisme, au nom d'un multiculturalisme aussi bête que sournoisement raciste, on aboutit à briser leur droit à aller vers la société commune, à se fondre en elle, et, par ce fait même, on les enferme encore plus dans leur ghetto identitaire et culturel. La Grande-Bretagne, qui a, pour des raisons pas toujours avouables (sur le fond, comme l'avait démontré voilà des décennies Richard Hoggart dans la Culture du pauvre, par racisme social et culturel), fait du multiculturalisme et de l'apologie des différences sa feuille de vigne identitaire, en paie aujourd'hui les conséquences. Ce n'est pas le multiculturalisme en soi qui est un problème, c'est le sol sur lequel il repose qui est marécageux : il n'y a plus d'appartenance commune. Or, le multiculturalisme sans communauté citoyenne de base, sans valeurs fondamentales véritablement partagées, c'est la guerre de tous contre tous. Ces jeunes Britanniques musulmans qui se sont transformés en kamikazes ne se sentent apparemment pas faire partie du «nous» commun britannique. Sinon, on ne voit pas comment ils auraient pu être convaincus de tuer des innocents dans leur propre pays.

Cette distanciation psychologique est redoublée par la colère de ces jeunes devant l'injustice. Celle qui leur est socialement imposée tous les jours ; celle, plus corrodante encore, qui s'étale à longueur de journée dans les affaires du monde. Voici ce que dit Salim Lone, ancien porte-parole de la mission des Nations unies en Irak : «Oui, les terroristes sont barbares. Mais il ne faudrait pas oublier les crimes contre l'humanité récemment commis à Fallouja, à Nadjaf, Kaim (Irak), Jénine (Palestine) et dans les villages et les montagnes d'Afghanistan. Qui est le plus barbare ?... Pour chaque Occidental tué par des terroristes musulmans depuis la fin de la guerre froide, au moins 100 musulmans sont morts dans les guerres et les occupations perpétrées par l'Ouest.» (The Guardian, 12 et 13 juillet 2005.)

Evidemment, ce sont là des vérités dérangeantes quand l'explication officielle développée par les pouvoirs et leurs médias rapporte tout à des notions simples : terroristes, barbares, fanatiques, islamistes. Qui pense aux dizaines de milliers de civils assassinés en Irak depuis l'intervention illégale des Etats-Unis et de leurs alliés ? Comment justifier l'existence d'un état de droit à l'échelle du monde civilisé quand les principaux responsables de cette sanglante tuerie, George Bush, Tony Blair et leurs serviteurs continuent de gouverner, soutenus par la majorité de leurs peuples, et même à donner des leçons de droits de l'homme ? C'est cela qui fait que pour une partie importante de ces populations, le droit occidental est hypocrisie et la justice internationale tromperie.

Cela, les maîtres laveurs de cerveaux du terrorisme fondamentaliste savent le mettre en évidence. Mais ont-ils beaucoup d'efforts à faire ? Il suffit de passer quelques heures avec des jeunes et moins jeunes relégués dans leur différence, dans leur misère morale, pour mesurer leur dédoublement identitaire ­ et l'admiration qu'ils professent pour ceux qui luttent en Irak, en Afghanistan, contre le «nouveau» colonialisme occidental. La force d'Al-Qaeda, c'est en vérité de leur fournir une identité de substitution (comparable dans ses effets terrifiants à celle qu'un démagogue fasciste donne aux chômeurs pour les dresser contre les étrangers) ­ et de placer leur combat sur le plan de cette identité. Voilà pourquoi, assassinant hier des Britanniques, demain d'autres civils en Occident, ils n'ont pas l'impression de toucher à leur peuple... Ils se sont placés hors «nous» pour mille raisons et s'y opposent en rentrant pleinement dans l'identité-refuge que leur sert le fanatisme intégriste. La mort, pour eux, devient une libération.

Le dilemme est donc clair : ou bien l'on est capable de fournir à ces populations, au-delà de leur singularité culturelle et confessionnelle, le sentiment d'appartenir au «nous» commun, à la société d'accueil et de naissance, et alors l'existence de cette identité de base agit comme un bouclier contre toutes les formes de perversion identitaire. Ou bien, on les maintient hors communauté citoyenne et, au nom de leurs différences culturelles, on crée de fait les conditions qui les livreront aux maîtres terroristes qui leur proposent, eux, une identité sacrée et transnationale. La tragédie de Londres, c'est celle de la séparation, de l'injustice, de l'absence de communauté d'appartenance, de l'idée même de nation. N'en profite que le terrorisme fascisant.