Dans l’émission de France 3 " Cultures et dépendances " qui passe malheureusement à une heure trop tardive, nous avons pu écouter, à quelques jours d’intervalle, les arguments de deux partisans socialistes du " OUI ", Hubert Védrine et Michel Rocard, tranchant singulièrement, par leur intelligence et leur honnêteté intellectuelle, avec le discours démagogique et eurobéat des autres dirigeants de leur parti.
Hubert Védrine, ne défendait pas son point de vue avec enthousiasme ; son argumentation était à la fois convaincante et décevante. Il exposait son argumentaire sans sauter comme un cabri sur sa chaise et sans promettre la lune.
Son principal argument était que les opposants au traité
exagèrent son importance ; quand il soulignait les pertes d'influence
qu'entraîneront pour la France les nouvelles dispositions électorales, et les
problèmes posés par la fin de la parité franco-allemande, il abondait plutôt
dans le sens du NON.
En définitive, son discours pouvait se résumer (les guillemets sont de moi) à
"ce n'est pas terrible, mais en l'état actuel des choses il serait illusoire
d'espérer construire autre chose ; au moins ce traité a le mérite de la
cohérence et constitue une étape qu'il convient de franchir."
Plus franc encore, et plus impressionnant par sa sincérité, était
le discours de Michel Rocard. On pourrait le résumer ainsi, sans trahir ni
forcer sa pensée : " Nous autres, socialistes, avons perdu la bataille ;
Margaret Thatcher a gagné, et je fais partie des vaincus ; l’ Europe ne sera
qu’un marché unique ; il n’y aura jamais d’ Europe politique, d’ Europe sociale,
d’ Europe-puissance ; du moins, dans cette jungle que sera cet espace livré aux
seules lois du marché, essayons d’introduire, avec ce traité Constitutionnel,
quelques règles minimales de droit ".
Cependant, cette argumentation a quelque chose de paradoxal .
En effet, dire que de toute façon on ne peut pas changer les choses alors même
que pour une fois on consulte les citoyens à la base confine quand même du déni
de démocratie, et renvoie en définitive une fois de plus à cette fameuse pensée
unique qui nous présente la mondialisation
marchande comme une donnée transcendante.
Ces deux discours relèvent, selon la classique distinction de Max Weber, de l'éthique de responsabilité, par opposition à l'éthique de conviction ; et il est vrai que l’exercice de la politique classique relève davantage de la première, qui oscille toujours entre une part de cynisme et une part de résignation. Or, face à l’impuissance des politiques, il appartient aux peuples de faire parfois irruption dans l’Histoire, d’en bouleverser la donne, et de transformer leurs convictions en réalités incontournables.
Au-delà des slogans faussement enthousiasmants et mobilisateurs qui n’enthousiasment et ne mobilisent personne depuis longtemps (comme en témoigne le taux d’abstention de 50% au referendum espagnol), il faut admettre que le vote pour " OUI " comme celui pour le " NON " relèvent tous deux d’un pari, mais de nature très différente.
Le pari du " OUI " est un pari a minima, fondé sur l’espoir qu’il sera possible, dans une Europe aux frontières indéfinies (demain, la Turquie ; après-demain, l’Ukraine et le Georgie ; plus tard, d’autres encore) vouée à une logique de libre-échange dérégulé, d’utiliser les quelques règles politiques de la Constitution pour rendre ce libéralisme sauvage un peu moins inhumain, un peu mois invivable : c’est un pari aux ambitions modestes.
Le pari du " NON " table sur l’électrochoc que provoquerait un " NON " de la France, sans laquelle il n’y a pas d’ Europe possible, bien au-delà de ses frontières, non pas chez les dirigeants des membres de l’ Union mais chez leurs peuples résignés, pour leur imposer une remise en question de son état actuel, bien différent du projet initial du traité de Rome d’un espace tarifairement protégé de cinq ou six pays aux niveaux de développement, de salaires et de protection sociale comparables (sans possibilité de dumping social), respectant entre eux le principe de la " préférence européenne ", construction que la mondialisation financière a fait voler en éclats ; la victoire du " NON " n’a de sens que comme déclencheur d’un processus de révision du traité de Nice, de la mission de la Banque Centrale Européenne, etc.
Nous sommes donc dans une situation assez comparable à celle du pari de Pascal : si nous prenons le pari du" OUI ", peu de changements sont à espérer, qu’il soit gagné ou perdu ; si nous prenons le pari du " NON ", ", peu de changements sont également à attendre s’il venait à être perdu ; mais de grands espoirs s’ouvriraient s’il venait à être gagné.
Dès lors, il n’y a plus à hésiter.