Débats & Opinions
«QUELLE EUROPE VOULONS-NOUS ?» Une série
du «Figaro»
L'Union des illusionnistes
PAR MAX GALLO *
[02 mars 2005]
Assez de mensonges à propos de l'Europe ! Il faut les dénoncer puisque les
illusionnistes sont à nouveau sur les estrades, à gauche, au centre, à droite,
pour nous faire croire qu'une abstention massive à un référendum signifie un oui
enthousiaste à la Constitution, pour nous faire rêver de châteaux en Espagne et
nous faire acclamer leurs chimères.
Ils nous disent : l'Europe c'est la paix, la sécurité, des droits fondamentaux,
un modèle social, la croissance, une monnaie forte, le contrepoids indispensable
aux Etats-Unis, une puissance et une politique étrangère, conditions de
l'équilibre mondial, un peuple européen de 450 millions de personnes où
coexistent et sont respectées toutes les cultures, toutes les religions, toutes
les races. Et, dans dix ou quinze ans, l'entrée de la Turquie parachèvera ce
modèle ouvert, tolérant, harmonieux. L'Europe, économie sociale de marché,
fédération d'Etats-nations, construction inédite, c'est le modèle envié et
l'espoir !
Et ils ajoutent, dernier tour de passe-passe, que l'Europe, ce tout décisif, ce
modèle, qui fixe la longueur des lacets et le taux du déficit budgétaire, ne
relève pas de la politique ! C'est une idée pure. Applaudissez donc, braves gens
! Célébrez avec nous ce miracle : des peuples qui s'unissent pacifiquement pour
n'en former qu'un. Et le non à cette Immaculée Conception, à cette Constitution,
ce sera le chaos, le néant, la fin de l'espérance. Non pas un échec pour les
élites aveugles, mais la mort de l'Europe.
Assez de ces entourloupes ! Il y a plus de dix ans, à Maastricht, les
bonimenteurs ont donné leur première représentation et ont arraché quelques
applaudissements du bout des doigts. Ils recommencent avec les mêmes tours, les
mêmes anathèmes. D'un côté le Bien, de l'autre le Mal. Le oui c'est
l'intelligence, le non c'est la bêtise, non pas l'expression du désir d'une
autre Europe mais la nostalgie du chauvinisme, du totalitarisme et toujours la
rancoeur d'une ambition rancie et déçue.
Seulement voilà, le temps s'est écoulé, l'expérience est faite, les trucages
dévoilés, les lapins ne sortent plus des chapeaux, on sait qu'on est au grand
guignol. Les promesses des illusionnistes, ce «futur» de l'Europe, c'est déjà,
pour les peuples, du passé !
Sécurité, paix ? Le 11 mars 2004, terrorisme et massacre à Madrid. Aux Pays-Bas,
on égorge un artiste mal pensant et les députés qui veulent clamer la vérité
sont menacés de mort. Aux marges de l'Union européenne – mais en Europe, à
Dubrovnik, à Sarajevo, à Belgrade, à Pristina – la guerre a eu lieu. Nous ne
sommes, pas plus qu'ailleurs dans le monde, à l'abri de rien.
Modèle social ? Croissance ? En fait, record du nombre de chômeurs et déficit
accablant de croissance. Pauvreté et inégalités en hausse. Recherche en panne.
Economie sociale de marché ? Elle s'appelle délocalisations, dumping social,
inexistence d'une politique économique commune. Concurrence des productions
extra-européennes : demandez aux patrons et aux ouvriers du textile !
Puissance, politique étrangère, contrepoids ? La crise irakienne a renversé les
apparences. Chacun pour soi selon sa pente. Reste l'Otan, c'est-à-dire les
Etats-Unis. Et comment à vingt-cinq ou à trente serait-il – techniquement –
possible de définir des objectifs communs – sinon des phrases creuses – et de
forger des moyens, de prendre des décisions ? Impuissance garantie alors que la
Turquie admise, nos frontières seront – avec le Turkestan, l'Iran, l'Irak, la
Syrie, la Géorgie – ces zones instables, ces plaies ouvertes.
Un peuple européen vivant dans l'harmonie ? Au vrai, dans chaque pays membre, on
repère des tensions religieuses – avec l'islam –, un regain de racisme, de
l'antisémitisme. Des manifestations chaque jour plus fortes du communautarisme
ethnique et religieux. Qu'en sera-t-il au moment où la Turquie, avec son poids
démographique, sera membre à part entière de l'Europe ? Car personne n'est dupe
: tout est joué déjà. Les crédits ouverts. Le premier ministre turc présent à
Rome au moment de la signature du traité constitutionnel.
Double jeu, cartes truquées : c'est exemplaire du fonctionnement de cette
démocratie virtuelle et chimérique qu'est la démocratie européenne. Aucune
constituante élue – mais une convention autodésignée – n'a élaboré le traité. En
cas de refus par un peuple : on fera revoter. Giscard l'a annoncé : «Si les
Français votaient non, il faudrait leur dire : vous avez un an pour réfléchir et
vous pourrez revoter.» Faut-il s'étonner que cette démocratie d'approbation
n'intéresse pas les citoyens ? A chaque consultation électorale européenne, les
abstentionnistes sont de plus en plus nombreux. Mais peu importe aux
illusionnistes. La salle est vide, mais ils continuent leurs tours de magie
devant un peuple européen virtuel. Car il n'y a pas de peuple européen mais des
peuples en Europe, enracinés dans des histoires nationales, une langue, une
culture, des politiques, attachés à ce qu'on appelle une nation, lieu où
s'exerce la démocratie, où se fonde l'identité, où se manifeste la souveraineté.
Or l'Europe, sous couvert de l'existence d'un peuple européen virtuel,
déconstruit tout cela sans parvenir à bâtir autre chose qu'un marché, une
bureaucratie et des chimères qui émasculent les nations, sans donner la
puissance à l'Union.
Il suffit, pour démonter ce mécanisme, de regarder les billets de l'euro et
d'analyser le fonctionnement de la monnaie européenne. Sur les billets ne figure
aucun «vrai» monument de l'histoire européenne, alors que de l'Acropole à
Notre-Dame, du pont du Gard au pont de Prague, ils sont innombrables et sont les
témoignages d'une histoire complexe, d'une culture nationale, d'une foi. Mais
les illusionnistes ont préféré à cette réalité une architecture européenne
virtuelle. Par lâcheté, peur de choisir, ils ont refusé la vérité de l'histoire
au bénéfice de ce rien, de cette chimère. Et cette monnaie sans âme, comment
pourrait-elle devenir l'instrument efficace d'une politique économique répondant
aux besoins, alors qu'elle est gérée par une Banque centrale elle aussi
déracinée, ne dépendant que de l'idéologie de gnomes indépendants des
gouvernements et des peuples ? Et l'on entend pourtant nos magiciens répéter sur
les estrades que la Constitution mettra fin au «déficit démocratique» alors que
les 448 articles et les 75 annexes de ce texte sacralisent cette démocratie
chimérique et les politiques qui ont conduit à la stagnation économique, à la
surévaluation de l'euro par rapport au dollar, ce qui ronge la croissance.
Cette Constitution – qu'on ne pourra réformer – tente de sanctuariser ce qui a
été fait, empêchant ainsi, alors que le monde est en pleine transformation – une
révolution ! –, l'adaptation des nations européennes à la nouvelle donne. Or le
futur de notre continent – s'il veut rester vivant –, ce ne peut être cette
illusion qui n'est déjà plus du passé. L'avenir dépend des liens que noueront
quelques nations se retrouvant dans le décor des institutions européennes pour
définir souverainement des projets communs précis. Comme le furent Airbus ou
Ariane. Non par vanité des pays qui les composeront. Mais parce que la
géographie, l'histoire, la politique le dictent.
La France et l'Allemagne sont – géographiquement – la colonne et la clé de voûte
de l'édifice. Sans l'une d'elles, pas d'Europe. C'est un devoir européen d'oser
affirmer, loin des phrases creuses sur l'égalité entre les nations – une
évidence –, cette responsabilité majeure. Mais il faut d'abord dire non aux
chimères et aux illusionnistes. Ils défont sans construire autre chose que des
impuissances et des frustrations : des aberrations comme la directive Bolkestein
qui organise la destruction des rapports sociaux au prétexte de libre
concurrence. Et il y a pire dans l'ordre du symbolique.
Il était autrefois, au XIXe siècle, un patriote italien, Giuseppe Mazzini, qui
se battait pour que naisse sa nation. Il avait créé la Giovane Italia puis en
exil, en 1834, la Giovane Europa – la jeune Europe. Pas de contradiction pour
lui entre patrie unifiée et souveraine et Europe. Naturellement, l'Italie fut
l'une des six nations fondatrices de l'Union européenne. Mais il y a quelques
jours le président de la Commission a décidé que les conférences de presse de
cette Commission ne seraient plus traduites en Italien. Cette décision –
bureaucratique – reste significative. L'importance de la langue de Mazzini – et
celle de Dante dont La Divine Comédie exprime l'âme européenne – est niée comme
ont été écartés les «vrais» monuments de l'histoire européenne sur les billets
de l'euro. C'est la logique chimérique et destructrice de l'Europe des
illusionnistes. Pour eux, le faux c'est le vrai. L'impuissance la puissance.
L'Europe la Turquie. L'italien un idiome parmi d'autres. L'abstention
l'enthousiasme.
Mais ils ne savent pas encore que leur futur c'est déjà du passé.
(*) Vient de publier La Croix de l'Occident, Fayard.