Journal
l'Humanité
Rubrique
Tribune libre
Article paru
dans l'édition du 23 février 2005
« Ce qui fait le poison, c’est la dose »
Par Élie Arié,
ancien secrétaire national à la santé du MRC.
Tous les sondages d’opinion placent, depuis toujours, la santé en tête des préoccupations majeures des Français, avant même le chômage, l’insécurité ou la paix dans le monde. Il n’en est que plus frappant de constater à quel point la santé embarrasse le monde politique, qui l’a toujours esquivée, limitée à son seul aspect d’équilibre des comptes de l’assurance maladie, traitée sur le mode mineur (le plus souvent un secrétariat d’État dépendant du ministère des Affaires sociales), et dépolitisée en la confiant à des médecins comme s’il ne s’agissait que d’une question technique. Il faut donc tenter de comprendre les raisons de cette extraordinaire discordance, qui contribue largement au sentiment de discrédit qui frappe, dans notre société, le monde politique, accusé d’être « loin des préoccupations réelles des gens ».
Dans la cour de l’hôtel de Sens, à Paris, d’où partait la diligence pour Lyon, on peut contempler la table du notaire : car tous les voyageurs, avant de s’embarquer, rédigeaient leur testament ; aujourd’hui, ceux qui prennent la même précaution avant de prendre le TGV pour Lyon sont nettement moins nombreux ; et pourtant, chacun vous dira qu’« il n’y a jamais eu autant d’insécurité en France ».
Les voyageurs de notre diligence, bien que conscients du fait qu’ils risquaient leur vie dans ce voyage, ne ressentaient aucun sentiment particulier de peur ; celle-ci était bien intégrée dans la réalité du quotidien et ne générait pas d’angoisse particulière ; leur état d’esprit était comparable à celui de l’automobiliste contemporain qui prend sa voiture un 15 août pour se rendre sur la Côte d’Azur ; il sait qu’il court un risque qui, statistiquement, est loin d’être nul, mais il se contente néanmoins de vérifier l’état de ses pneus et de boucler sa ceinture de sécurité, sans faire des adieux déchirants à ses proches comme s’il pourrait ne plus jamais les revoir : il y a des risques certains qu’on brave sans en avoir peur et sans pour autant être considéré comme un héros.
Les hommes n’auraient-ils donc pas peur de la mort ?
Bien entendu, il s’agit là d’une question absurde, et toute l’histoire des religions peut être interprétée, en partie, comme des constructions des sociétés humaines pour conjurer cette peur ; mais il faut se souvenir que ces peurs ont beaucoup varié au cours des siècles et des civilisations.
Prenons deux exemples des peurs qui habitent l’homme contemporain sur ce qui menacerait sa santé.
1- L’eau : « La consommation de nitrates est inoffensive chez l’homme sans limites de dose. » Or, « administrativement », l’eau est jugée polluée si la quantité de nitrates qu’on ingère lorsqu’on en boit un litre est égale à celle qu’on ingère en mangeant 25 grammes de laitue. Et l’on voit, dans des grandes surfaces, des gens aux revenus modestes acheter « pour leur santé » des bouteilles d’eau plate à un prix 100 fois supérieur à celle de l’eau du robinet, qui est celle qu’utilisent, dans la confection des biberons pour nourrissons, tous les services hospitaliers de pédiatrie, parce qu’ils savent que c’est celle qui offre les meilleures garanties de sécurité bactériologique.
2- La dioxine : Ce sous-produit de toutes les combustions en présence de chlore n’est toxique qu’à des doses infiniment plus élevées que celles des tolérances administratives : cela n’a pas empêché Dominique Voynet, ministre de l’Environnement, d’attaquer Jean-Pierre Chevènement, parce qu’il tolérait dans sa ville une - « pollution à la dioxine » d’après les normes qu’elle avait elle-même fabriquées sans aucune base scientifique.
Ce qui est nouveau, aujourd’hui, n’est pas tant la complexité des facteurs que l’homme doit prendre en ligne de compte pour pouvoir analyser ce qui menace sa santé et lui fait courir des risques mortels (cette complexité a toujours été énorme depuis qu’au néolithique il a choisi de remplacer la cueillette par l’agriculture et la chasse par l’élevage, faisant ainsi le choix douloureux de sacrifier son temps libre à une plus grande productivité, choix qu’il a mythifié sous la forme du paradis perdu) que la prise de conscience que cette complexité le dépasse individuellement.
Cette prise de conscience est la conséquence du remplacement progressif des religions comme système global d’explication exhaustive et finaliste du monde (du mouvement des étoiles à ce qui fait pousser un brin d’herbe) par la démarche scientifique, toujours ponctuelle, limitée, et posant éternellement autant de nouvelles questions qu’elle en résout d’anciennes : à la sécurité apaisante des religions a succédé l’angoisse de l’infinie complexité de la réalité.
Et il me semble qu’en dernier ressort, c’est ce sentiment d’aliénation qui explique la déconnexion entre l’importance des risques et celle de l’angoisse qu’ils suscitent.
Nous n’avons pas peur de ce que nous croyons, à tort ou à raison, pouvoir maîtriser seuls, parce que nous disposons de tous les éléments pour le faire : notre façon de conduire, notre capacité d’arrêter de fumer ou de réduire notre consommation d’alcool, etc.
Nous avons peur des risques, fussent-ils beaucoup plus faibles, voire imaginaires, face auxquels nous nous sentons impuissants parce que nous n’avons pas personnellement les connaissances techniques pour les apprécier ni les influencer : ce qui est dans notre assiette et dont nous ignorons de plus en plus l’origine et la composition, le « nucléaire », les effets secondaires des médicaments, le « génétiquement modifié », (il nous suffit pourtant de regarder attentivement, dans notre album de famille, le portrait de nos ancêtres australopithèques pour constater que nous sommes tous des « organismes génétiquement modifiés »), etc.