La commission, voilà l’ennemie !

Guillaume Vuilletet

 

 

Septembre 2003, l’entreprise Alstom est au bord de la faillite. Cette entreprise cumule plusieurs caractéristiques. C’est d’abord un fleuron technologique de l’industrie française qui touche à des domaines aussi stratégiques que l’énergie ou les transports. C’est aussi l’exemple d’un investissement public en matière de recherche qui a réussi sa déclinaison industrielle. Enfin, c’est la démonstration par l’absurde des vicissitudes de la privatisation et de la démission des pouvoirs publics. Entre des gouvernements qui l’ont privé de débouchés du faits de leurs atermoiements (TGV est, EPR) et un patron  délirant qui a plombé son entreprise en voulant « l’intégrer dans la mondialisation », Alstom est malheureusement aujourd’hui l’exemple du gâchis à la Française.

Ce mois là, il y a le feu à la maison et, enfin, les pouvoirs publics réagissent. Restons calme, il n’y a rien de véritablement révolutionnaire : une augmentation de capital, des cautions, beaucoup de choses à rembourser plus tard. Mais le plan de sauvetage est là et il a l’immense mérite d’exister. Des milliers de salariés respirent un peu de même que tous ceux que l’avenir industriel de la France préoccupe. Mais voilà, dans les jours qui suivent, la Commission Européenne fait savoir qu’il faudra compter avec elle et qu’elle s’offusque de ne pas avoir été dûment sollicitée. S’engage alors un bras de fer surréaliste. Le problème n’est plus le sauvetage de l’entreprise, ce n’est même pas réellement la compatibilité du plan avec la doctrine libérale de Bruxelles. Non, le problème, c’est la susceptibilité froissée des commissaires européens, c’est l’attitude « arrogante » d’un gouvernement tout compte fait bien mal élevé. L’UDF, le PS – qui n’avait pas encore découvert qu’une bonne part de ses militants n’était pas forcément aussi eurobéate que cela- n’en peuvent plus de dénoncer l’amateurisme du gouvernement quand ce n’est son mépris. Le plus délicieux en la matière est que cette attaque en règle a permis à un gouvernement - coupable de son soutien négligeant à un patron incapable et auteur d’un plan à minima – d’apparaître comme un héros de la résistance nationale simplement parce qu’il avait réussi à « froisser » la toute puissante commission. L’épilogue, en mai 2004, verra un plan de sauvetage se mettre en œuvre. Les états d’âme d’une poignée de hauts fonctionnaires valaient bien l’angoisse de quelques milliers de salariés.

 

Nous sommes en juillet 2004. La cour de justice européenne vient de rendre un arrêt qui confirme que les Etats de l’Union peuvent s’accommoder des règles du fameux « pacte de stabilité ». En particulier, la ligne des sacro-saints 3% du PIB limitant les déficits publics peut être mordue pourvue que ça ne dure surtout pas trop longtemps. Cet arrêt est évidemment d’une grande importance sur le fond. Mais il est digne d’intérêt aussi par sa genèse.

Remontons un peu le temps. 25 novembre 2003. Les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union Européenne se retrouvent et entérinent une réalité incontournable : deux des principaux moteurs de l’Europe vont présenter des déficits publics qui transgressent largement la règles des 3%. Il s’agit ni plus ni moins que de la France et de l’Allemagne. De plus, chacun sait que l’Italie vend les bijoux de famille pour éviter de les rejoindre. Mais une fois qu’il aura quitté la présidence de l’Union, Silvio Berlusconi ne tardera pas à reconnaître la réalité. Normalement, s’enclenche alors une procédure coercitive pour faire revenir les gouvernements dispendieux dans l’orthodoxie libérale. Mais voilà, trois des économies majeures, tous pays fondateurs, c’est une cible un peu compliquée à atteindre. Alors les gouvernements – selon l’expression du moment- « enterrent » le pacte de stabilité. Le terme est excessif – si seulement ce fut le cas- mais il est vrai que la loi d’airain a connu ce jour là un sérieux coup de canif. La réaction de la commission européenne fut immédiate : elle décida de porter l’affaire devant la cour de justice. Cela veut dire que la commission européenne a décidé d’attaquer en justice les Etats souverains qui constitue l’Union pour avoir modifié en commun les règles qu’ils avaient bâtis en commun et qui ne concernaient qu’eux-mêmes. Cette péripétie peut d’ailleurs éclairer, dans le cadre du débat sur la « constitution » européenne, la lanterne de ceux qui avancent que – malgré ses défauts- ce traité est un moindre mal puisqu’il pourra être corrigé.

 

D’autres exemples pourraient être donnés. Il serait possible de revenir sur l’affaire « Schneider Legrand » qui est un des plus grands sabotages industriels de la décennie.

 

Tous ces exemples pointent une réalité : le rôle, la posture de la commission européenne vis-à-vis de la politique menée dans l’Union Européenne.

Dès le traité de Maastricht, elle est au cœur du dispositif décisionnel. Le traité dispose en effet que le conseil des ministres décide sur proposition de la commission et après avis du parlement. Oublions le parlement et son avis et remarquons que le droit n’initiative  qui s’associe à ce fonctionnement donne d’ors et déjà les clés de l’évolution de l’Union à une instance qui ressemble furieusement à une administration.

En fait, dès à présent, la commission européenne a quitté le rôle de régisseur de l’Union qui était le sien, dépassé le rôle de précepteur qu’elle a un temps assumé, et elle assure aujourd’hui le rôle de censeur. Pour demain, elle aspire benoîtement – en coordination avec sa fille prodigue qu’est la banque centrale- à en être l’administrateur.

 

Et c’est sans doute là, l’un des problèmes majeurs du texte qui nous est proposé aujourd’hui. On peut regretter en tant que militant républicain que la politique menée en Europe soit libérale. Mais il faut convenir que la majorité des gouvernements souverains de l’Union ont été élus sur des programmes très libéraux. Le problème, c’est que la forme même de l’Union avec à sa tête la commission européenne, bloque le curseur sur une politique sur les fondamentaux de la quelle plus aucun gouvernement n’aura prise

Le paradoxe de l’Union est qu’elle s’est construite à partir du libéralisme et qu’elle a généré une administration dont le pouvoir et la bureaucratie ne doit avoir de référence que dans les mandarins de l’Empire du milieu. Chacun connaît les règlements portant sur des sujets aussi divers que le papier hygiénique et l’interventionnisme systématique en matière de concurrence.

Évidemment le paradoxe n’est que d’apparence. La commission elle-même n’est qu’un décideur de second rang. Son rôle est simple, tout faire pour que la société fonctionne selon les règles de l’économie libérale. Son action consiste systématiquement à retreindre l’action publique. Les multiples règlements qui s’imposent jusque dans notre vie quotidienne sont conçus sur le mode du contentieux, visant à garantir les droits, la sécurité et les libertés des individus et à compléter leur information. Bref, il s’agit en tout point de s’approcher de la définition de la concurrence pure et parfaite.

Même en matière de politique extérieure, là où la commission  exprime le plus de velléité de nouveaux pouvoirs, il faut remarquer que ses seules interventions  visent à attaquer tel ou tel Etat au motif qu’il s’éloignerait du respect des règles de la concurrence.

 

Conseil des sages de la pensée libérale et administrateur de la commission européenne – il faut se souvenir que l’Allemagne et la France n’ont eu droit qu’à de petits portefeuilles au sein de la commission faute d’être suffisamment libérales – la commission voit son pouvoir démultiplié par le projet de constitution.

 

En toutes choses, il faut être juste. Le traité de Maastricht était une escroquerie intellectuelle tant tout avait été fait pour que le bas peuple n’y comprenne rien. « Dormez tranquilles bonnes gens, c’est très compliqué mais on vous dit que c’est très bien ». Tel a été en substance l’argumentation de la très (très) grande majorité de la classe politique, des milieux d’affaire, des médias, etc, etc…

La situation d’aujourd’hui est sensiblement différente. En premier lieu, le peuple, échaudé, ne semble pas disposé à s’en laisser compter. En second lieu, pour des raisons diverses et variées, une partie de la classe politique ne paraît pas avoir envie de suivre ce train là. Enfin, et c’est cela qui nous préoccupe, il faut reconnaître que les rédacteurs du projet sous la férule du président Giscard d’Estaing ont eu le souci de rendre un texte intelligible dans ces objectifs. Rendons leur grâce de cette honnêteté et prenons le texte au mot puisqu’il est honnête.

 

Je ne prétend en aucun cas être juriste mais nous ne sommes pas là dans un débat de juriste. Je ne prétends pas non plus à l’exhaustivité. Mais il est des signes qui, accumulés, font comme les tâches de couleurs sur la peinture impressionniste : de près on ne voit rien mais il suffit de s’éloigner de quelques pas pour comprendre.

 

D’abord la raison d’être de la commission : elle promeut maintenant l’intérêt général (art I 25) et prend les décisions qui s’y réfère. C’est sans doute très louable à une légère nuance : qui définit l’intérêt général ? D’abord cela suppose résolue la question de l’existence d’un intérêt général européen. Il peut exister s’il s’agit du bonheur universel. Mais dans les faits, c’est un peu plus compliqué. La lute contre le blanchiment de l’argent sale est d’intérêt général mais je ne suis pas certain que nos amis luxembourgeois ou maltais en aient la même définition. Nous pensons tous qu’il faut éviter la guerre des civilisations et favoriser l’intégration mais je ne suis pas certain que l’ordre de priorité soit le même pour un certain nombre de pays entrants qui –peut-être parce que nous n’assumons pas suffisamment le prix de notre sécurité- préfèrent la garantir auprès des Etats-Unis. Reste donc le bonheur universel. Mais je ne connais pas de peuple qui donne mandat à son gouvernement pour le bonheur universel. De manière générale, les promoteurs du bonheur universel n’ont jamais réellement convaincu dans l’exercice du pouvoir.

 

Et puis quel mandat ? La désignation de la commission est une sorte de marché où le président viendrait choisir parmi les étals de candidats que des Nations – par rotation – lui soumettraient. Peu importe que le point des Nations ne soit pas réellement respecté puisque la commission incarne « l’intérêt général ». CQFD et la boucle est bouclée.

Donc le mandat ne vient pas des Etats. Soit ! Alors du parlement européen ? Sans doute puisque cette instance peut le censurer et qu’elle l’a déjà fait. Mais qu’est-ce que le parlement européen ? Une expression  des peuples ? Qui peut le dire sérieusement ?  Rappeler les taux de participation serait cruel. Rappeler la réalité du parlement est indispensable. Elus de leurs appareils, les parlementaires ont une double légitimité : nationale et partisane. Particularité de leur mandat, ils sont de manière générale élus sur un vote de sanction ou d’approbation de la politique menée par leur gouvernement respectif. Caractéristique de l’exercice de leur mandat, personne ne peut connaître le contenu de leur action. Caractéristique du mandat qu’ils sont sensés donnés à la commission : aucun citoyen n’aura eu à se prononcer sur son contenu puisqu’il vient après coup devant le parlement. Je ne connais pas d’exécutif démocratique qui n’ait présenté son programme avant l’élection. Nous n’avons en France qu’un exemple récent d’un exécutif découlant opaque avant l’élection : ce sont ceux de la 4ème république et je ne crois pas qu’ils aient – là non plus – convaincu.

 

Restent les prérogatives de la commission et leurs limites. Je laisse à chacun le soin de lire –parce qu’il faut lire le traité !- l’étendue des domaines où la commission peut s’immiscer. Ils sont considérables et si les Nations peuvent estimer que leurs fonctions essentielles sont parfois respectées, il leur faut prendre garde à deux éléments. Le premier est une forme de cliquet. Si les Nations peuvent céder leur souveraineté – ne serait ce qu’en laissant place nette à l’Union – elles ne peuvent les récupérer. La seconde est que le texte mérite d’être testé à la lumière de la jurisprudence à venir. C’est le cas en particulier sur les problèmes de laïcité. Certes aujourd’hui, l’Europe ne peut nous imposer l’acceptation du port du voile à l’école mais il affaiblit la loi et qu’en sera-t-il demain si une jeune britannique demande devant la cour de justice que les « droits » qui lui étaient garantis en Grande Bretagne soient préservés en France ?

Et puis, les pouvoirs d’une instance se définissent aussi par la limitation du pouvoir des autres instances. Parlons à cet égard des coopérations renforcées. Qui peut vouloir empêcher plusieurs Nations d’avancer d’un même pas dans des domaines que la situation économique, la culture ou le modèle social rapprochent ? Visiblement les rédacteurs du traité qui exigent que cette coopération implique au moins neuf Etats et que les coopérations soient ratifiées dans des conditions drastiques qui les rendent pour le moins improbables.

 

La commission européenne a réussi en fait un fantastique exercice de communication. Elle a présenté le traité de Nice comme une absurdité alors qu’il n’est que sa défaite. Elle s’est présentée comme la mal-aimée du traité constitutionnel alors que sa position en sort effroyablement renforcée. Certes, c’est en deçà de ses exigences initiales mais à demander l’impossible, elle a déjà obtenu beaucoup.

L’Europe issue de la constitution serait le terrain de jeu d’une administration – certes d’inspiration libérale et promouvant un marché sans contrainte – mais surtout sans contrôle. Elle sera au dessus des peuples et des Nations et elle sera même – si tant est qu’il existe – au dessus du peuple européen. Ce pouvoir là – réputé être la grande originalité de l’Europe – sera la première véritable technocratie assumée de la planète.

 

Je crois aux Nations, à leur rôle parce que je ne vois pas d’autres endroits pour qu’émerge l’intérêt général. Je peux comprendre que d’autres croient en l’émergence rapide d’un ensemble cohérent qui s’appellerait l’Europe. Mais je les invite à lire attentivement ce traité : il ne sert ni les Nations, ni cette Europe qu’ils appellent de leur vœux. Il ne sert qu’une forme technocratique de l’Europe et – en toile de fond- un avenir libéral pour notre pays et pour le continent.

 

Epilogues :

Les mauvaises herbes ont la vie dure. J’ai écrit les lignes qui précèdent pour un colloque en octobre 2004. En fait, on est toujours trop gentil ou trop optimiste. Mes deux conclusions étaient que le rapport de force – et d’abord celui de la force de la réalité- avait tout de même réussi à faire plier la commission.

Las, continuons notre histoire pour voir combien la note aura été salée. Février 2005, la commission contre-attaque : « l’Etat français ne tient pas ses engagements dans le compromis passé sur Alstom ». L’entreprise, en très fragile convalescence, est de nouveau sur la sellette. L’enjeu ? La libéralisation des marchés de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux. Rien que cela, c'est-à-dire parmi les plus grands pans que ce qui constitue nos services publics, hors sécurité sociale, éducation et sécurité.

Quant au « coup de canif » sur le pacte de stabilité, là encore, l’avenir s’annonce morose. Ce qui est cocasse, c’est que l’enjeu porte justement sur les prérogatives de la commission européenne. « nous n’accepterons rien qui remette en cause les prérogatives de la commission » affirmait, haut et fort, monsieur Junkel, le 17 février dernier. Ce promoteur des intérêts de la commission n’est autre que le ministre des finances du Luxembourg. Le Grand Duché est célèbre pour sa place financière, sa politique très libérale et … son secret bancaire qui permet si gentiment de redonner couleur honnête aux capitaux.

Tout compte fait, tout dépend de l’Europe que nous voulons….