Henri Pena-Ruiz : " L'école est le lieu de
construction des libertés "
Auteur de Qu'est-ce que la laïcité ? (1), Henri Pena-Ruiz revient sur sa
conception de la philosophie politique et laïque. Membre de la commission Stasi,
il s'exprime ici en son seul nom personnel.
Penseur de la laïcité, ne craignez-vous pas qu'une loi sur le voile islamique
stigmatiserait les musulmans ?
Henri Pena-Ruiz. Il n'a jamais été question de faire une loi sur le seul voile
islamique. À force de marteler cette hypothèse d'une loi contre le voile, ce
sont certains médias qui font naître le sentiment de stigmatisation qu'ils
prétendent ensuite dénoncer. À mon sens, la loi ne doit pas porter uniquement
sur le voile mais sur l'ensemble des manifestations d'appartenance religieuse.
Il est clair que la question du hidjab a joué le rôle d'un révélateur.
Cependant, elle n'aurait pas surgi d'elle-même si la laïcité était en bonne
santé. Au nom de l'ouverture de l'école sur la vie, on a laissé entrer en son
sein des groupes de pression politico-religieux et même d'intérêts commerciaux.
Depuis 1905, avec les diverses jurisprudences, la France a desserré les
exigences laïques. À partir du moment où l'école devient un champ clos
d'affrontement, où l'on y importe les conflits de la société civile, elle ne
peut plus remplir sa mission d'émancipation. Nous devons à présent édicter des
règles, car celles-ci ont été perdues de vue ou brouillées. La circulaire Jean
Zay de 1937 interdisant tout signe religieux ou politique avait été émise à
l'époque où des menaces lourdes pesaient dans la société. L'école était le
dernier rempart où s'enseignait l'idée que les hommes ont énormément de choses
en commun. L'interdit est quelquefois complètement libérateur. Pour moi, bannir
les signes religieux à l'école prend la même signification que l'interdiction
des licenciements abusifs dans les entreprises ou du travail des enfants.
En quoi la laïcité permettrait-elle à l'école de jouer un rôle de construction
des libertés ?
Henri Pena-Ruiz. La plus grande conquête de l'école républicaine - elle-même
conquise, a été non seulement d'obtenir une institution publique d'instruction
ouverte à tous les enfants, mais aussi d'obtenir que cette école s'émancipe de
toute tutelle religieuse ou idéologique. Ainsi, elle a été un lieu de formation
à l'esprit critique. Que l'école reste ouverte à tous, qu'elle fasse profession
d'élever l'esprit à la liberté de jugement, qu'elle n'impose aucun autre message
particulier que celui de liberté d'une instruction émancipatrice suppose une
application stricte de la laïcité. Ceci n'implique nullement la rupture du
dialogue avec les religieux. Je n'ai jamais été anticlérical au sens réactif du
terme, mais chacun doit rester à sa place. Si la religion est une démarche
spirituelle, je ne vois pas pourquoi elle doit avoir des privilèges temporels.
Mais n'est-ce pas une sanctuarisation de l'école ?
Henri Pena-Ruiz. L'école ne peut évidemment pas être complètement étanche aux
influences sociales. Mais est-ce une raison pour la livrer entièrement aux
groupes de pression. Je ne préconise pas un enfermement, je souhaite une
préservation de son autonomie par rapport aux religions et à l'idéologie
dominante. Ce n'est qu'ainsi que l'école pourra produire de l'égalité. Ainsi,
elle pourra permettre, par exemple, à une jeune fille de découvrir qu'elle est
un sujet libre, de droit, qu'elle peut séduire, avoir une existence comparable à
un garçon. L'école est un lieu de construction des libertés.
Cependant, tout miser sur la loi n'est-ce pas une façon de se défausser dela
question sociale ?
Henri Pena-Ruiz. À mon sens, la laïcité doit être défendue de deux façons
complémentaires et indissociables : d'une part, en affirmant les principes et
les dispositifs juridiques la traduisant, d'autre part, en luttant pour la
justice sociale. Je ne rejoins pas ceux qui affirment que, la question étant
sociale, on ne doit pas légiférer. Comme je ne suis pas d'accord avec ceux qui
estiment que la question n'est que juridique. Ceci dit, je garde toujours en
mémoire les paroles d'un " beur " lors de la conférence sur mon livre Dieu et
Marianne (2) : " Je suis né deux fois, une première fois comme enfant de la
République et une seconde quand j'ai découvert que je m'appelais Djamel dans la
société civile. " Nous devons absolument lutter contre les discriminations
frappant les personnes d'origine maghrébine, de manière que personne ne soit
poussée vers la désespérance et le repli communautariste. Je suis de ceux qui
estiment indispensable de renforcer le contrôle sur les entrepreneurs, même s'il
est difficile de l'obtenir dans cette phase de dérégulation libérale.
L'inspection du travail devrait être saisie quand on soupçonne une
discrimination à l'embauche. On ne doit pas se contenter de réaffirmer la norme,
mais aussi permettre à tous les citoyens de s'élever à la norme. Car si des
êtres sont stigmatisés parce qu'ils s'appellent Djamel ou Mohamed, ils peuvent
avoir tendance, par contrecoups et par révolte, à réaffirmer leur origine ainsi
bafouée par une sorte de fanatisme de la différence. Et c'est là que l'islamisme
politique risque de se glisser, en développant une mythique et une mystique de
l'origine qui va
enfermer dans la différence.
Propos recueillis par Mina Kaci
(1) Qu'est-ce que la laïcité ?, Henri Pena-Ruiz, éditions Gallimard (Folio
actuel), septembre 2003.
(2) Dieu et Marianne, philosophie de la laïcité, Henri Pena-Ruiz, éditions PUF,
2001. Ce livre a reçu le prix de l'instruction publique.