Intervention de Marie-Françoise BECHTEL, Conseiller d'Etat
Colloque " La laïcité dans la République " organisé par Démocraties, les 21
et 22 novembre 2003
LAICITE : quelles évolutions de la jurisprudence ?
J'indiquerai d'abord brièvement, comme l'ont fait les précédents
intervenants, comment je me situe personnellement dans le débat de ce jour.
Je pense que la laïcité a été et est toujours à certains égards un combat ;
que ce caractère historique ne l'empêche aucunement d'avoir une valeur large
pour ne pas dire universelle ; enfin comme l'a très bien dit Samuel Tomeï
dans le propos duquel je me reconnais parfaitement, non, la laïcité n'est
pas la tolérance. Elle est le combat contre les intolérances et, à ce titre
permet la tolérance. Mais sa consistance propre est ailleurs : de même que
la " liberté de conscience " n'est pas la " liberté d'opinion " mais ce qui
la fonde, de même la laïcité est une valeur qui n'a pas à se défendre car
c'est son combat qui, au contraire, nous défend des oppressions.
Pourquoi évoquer ici le rôle de la jurisprudence et, derrière elle le rôle
du juge lui-même ? C'est que dans la gestion de cette charte de paix civile
qu'a été la loi de 1905, le Conseil d'Etat a pris place parmi les
intervenants actifs que furent le législateur et l'Eglise même s'il ne l'a
pas toujours fait par ses activités proprement juridictionnelles.
C'est ensuite que tant le juge administratif que le juge constitutionnel ont
été des acteurs importants de cet aspect essentiel de la laïcité qu'est le
service public de l'éducation. Et c'est enfin qu'aujourd'hui, l'intervention
du Conseil d'Etat en 1989 par son avis dit du foulard islamique a
certainement joué un rôle -malheureusement peu positif- dans la situation
difficile où nous nous trouvons.
Dans le temps bref qui m'est imparti, je serai obligée de contracter au
maximum les développements sur ces trois points.
Je traiterai ensemble, tout d'abord, des deux premiers.
I/La loi de 1905, survenant après d'autres textes législatifs (loi Goblet,
loi Ferry ...) résout une double question dont il convient de distinguer les
deux branches principales.
La première est institutionnelle : il s'agit de régler la question de la
place de l'Eglise catholique -car, on ne le dira jamais assez, c'est d'elle
seule en réalité qu'il s'agit- en prononçant la séparation des églises et de
l'Etat par l'affirmation que le culte relève de la seule sphère privée dans
les mêmes limites que les autres activités privées, qui sont celles de
l'ordre public .Je ne rappelle pas ici comment c'est par un avis de 1923 que
le Conseil d'Etat a permis de résoudre la question de la propriété et de
l'affectation des biens en reconnaissant la qualité d'associations
cultuelles aux assemblées diocésaines alors que l'esprit initial de la
réforme, qui devait se heurter à la résistance absolue du Pape était bel et
bien de conduire l'Eglise catholique à se " réformer " jusque dans son
organisation. L'avis de 1923 concilie la tradition ecclésiastique avec les
principes nouveaux : en ce sens, l'Eglise catholique a sauvegardé le minimum
-son organisation propre- et été contrainte de lâcher sur l'essentiel : j'y
reviendrai dans le deuxième point.
Rôle d'apaisement dans un premier temps donc .
Et dans un second également : je ne rappellerai pas ici les nombreux arrêts
dont la lecture a aujourd'hui quelque chose de folklorique relatifs aux
sonneries de cloches et aux processions ainsi que, de façon plus sérieuse,
au statut des ministres du culte et des biens . Je relèverai seulement que
certaines dérives étaient inscrites dans la loi de 1905 revue en 1923 qui,
permettant la remise des édifices cultuels aux collectivités publiques, a
conduit à une jurisprudence certainement trop extensive, trop laxiste, en ce
qui concerne l'entretien de ceux-ci, qui va aujourd'hui jusqu'à permettre la
reconstruction complète d'une église. C'est cette interprétation -appuyée
sur quelques dérives législatives postérieures- qui crée aujourd'hui une
inégalité fondamentale entre les cultes et tout particulièrement avec le
dernier arrivé si l'on peut dire, le culte musulman. Mais ce ne sont pas les
principes sur lesquels reposait la loi. On peut donc dire en gros que l' "
apaisement " apporté par le juge s'est fait pour partie au bénéfice des
droits que l'Eglise catholique a su tirer d'une situation qui dans son
ensemble ne lui était pas favorable sur le plan institutionnel.
Très différente a été la situation en ce qui concerne le deuxième objectif
poursuivi par la loi de 1905 et les textes qui en sont inséparables:
arracher la formation des consciences à l'Eglise pour les confier à un
enseignement public laïque et républicain.
Cette oeuvre d'arrachement a, elle, été conduite avec plus de succès. On
peut y voir aujourd'hui une réussite historique et c'est bien la raison pour
laquelle on ne saurait regarder comme légitime d'accorder aujourd'hui à
d'autres influences ce que l'on a arraché hier pour de bonnes raisons à
l'emprise de l'Eglise romaine.
Certes les lois qui ont reconnu le rôle de l'enseignement confessionnel dans
le service public de l'Education ont donné lieu à quelque tumulte. Mais il
est juste aujourd'hui de reconnaître que ni la loi Debré ni sa postérité
n'ont véritablement altéré l'expansion de la conscience républicaine dans le
pays. C'est là la force de la laïcité, très supérieure à celle du "
caractère propre "reconnu en 1977 aux établissements privés. S'il n'y a
entre les deux aucune commune mesure c'est aussi parce que l'ancrage de la
laïcité a trouvé sa traduction dans une adéquation du droit aux faits.
Ici, le rôle du juge constitutionnel, entre temps apparu dans notre système
juridique, et celui du juge administratif ont été très différents mais en
définitive complémentaires. Le premier, à travers deux ou trois décisions
contrastées a finalement défini un équilibre . Il a tout d'abord reconnu en
1977 (loi " Guermeur ") la valeur constitutionnelle de la " liberté
d'enseignement " qu'il a extraite d'une...loi de finances rectificative de
1931 dont une disposition incidente a été érigée par lui en " principe
fondamental reconnu par les lois de la République ". Mais il a ensuite
introduit , par le biais du principe d'égalité sur l'ensemble du territoire,
un strict contrôle des possibilités de financement par les collectivités
locales des établissements d'enseignement privés : il a certes d'abord en
1984 (révision de la loi Debré pour intégrer la décentralisation) limité la
liberté des communes en matière de signature du contrat d'association passé
avec l'Etat, signature qui les oblige à prendre en charge les frais de
fonctionnement des écoles ; mais il a ensuite (question de l'abrogation de
la loi Falloux) strictement limité, au nom du même principe, la liberté
jouant en sens inverse de prendre en charge les investissements des
établissements privés.
Quant au Conseil d'Etat il a constamment rappelé depuis quarante ans le
principe de prohibition de toute aide non explicitement prévue par un texte.
Cette situation conduit certes à des distorsions (liberté de financement du
secondaire technique, limites de financement de l'enseignement secondaire
général et prohibition stricte pour le primaire). Mais le Conseil d'Etat est
obligé de faire avec ce qu'il a : c'est-à-dire la loi et ses éventuelles
imperfections. Et c'est ainsi qu'en d'autres domaines il a estimé que le loi
de 1924 n'était pas contredite par le Préambule de la Constitution de 1946
et a donc laissé subsister le régime concordataire en Alsace-Moselle. Cette
jurisprudence n'a pas un résultat satisfaisant en termes de principes mais
le Conseil d'Etat n'applique jamais directement des textes de valeur
constitutionnelle qui ne sont pas traduits dans la loi.
On peut en tirer la leçon que ce n'est pas au juge d'agir à la place du
législateur...
II/Symétriquement, je voudrais souligner, abordant la question de
l'actualité, que ce n'est pas non plus au juge de se substituer au pouvoir
exécutif.
Lorsque, en 1989, le gouvernement de Michel Rocard, a par l'entremise de son
ministre de l'Education nationale Lionel Jospin, saisi le Conseil d'Etat de
la question du port des signes religieux à l'école, il s'est par là défaussé
d'une responsabilité qui lui appartenait en propre et dont l'exercice aurait
empêché les dérives qui ont suivi.
La question en effet était ni plus ni moins de soutenir les proviseurs et
les " équipes enseignantes "dans une application ferme du principe de
laïcité. Les hésitations de l'exécutif à prendre ses responsabilités, sa
sous-évaluation des risques, sa crainte des médias qui se sont emparées bien
vite d'un " débat " qu'elles ont fortement contribué à dénaturer, tout cela
pouvait encore conduire le Conseil d'Etat à une approche plus claire et
surtout plus ferme de la question. Cela n'a pas été le cas. En introduisant
des séries de distinctions (professeurs/ élèves ;type d'atteintes à
prohiber/ déclinaisons des libertés etc...) l'avis " foulard " a laissé les
établissements désarmés et, le droit n'étant pas fortement affirmé, la
liberté d'appréciation au cas par cas a conduit ainsi à des contentieux. Sur
ceux-ci, il est juste de dire que le même Conseil d'Etat, statuant cette
fois comme juge, a parfois pris des positions strictes de même que certains
tribunaux administratifs d'ailleurs. Mais au total les dérives n'ont pas été
limitées comme elles pouvaient encore l'être et c'est la raison pour
laquelle nous héritons d'une situation dont il est difficile de sortir.
J'en viens donc pour finir à une dernière considération. Si le juge ne doit
pas tenir le rôle du pouvoir exécutif, ce dernier n'a pas non plus à se
cacher derrière le législateur. Dans cette hypothèse, personne ne joue
véritablement son rôle ni n'assume ses responsabilités propres.
Aujourd'hui certes le législateur a le droit de légiférer. Mais nul n'ignore
que le choix de le faire ou de ne pas le faire appartient à l'exécutif ;
Sans prétendre trancher un débat devenu difficile -surtout pour les
responsables d'établissements et les enseignants- est-il permis de faire
valoir quelques observations ?
Faire appel à la loi c'est jouer ses dernières cartouches. Qu'arrivera-t-il
si, au terme de débats dont les dérapages ne sont pas à exclure et ne
manqueront pas de faire le miel des medias, la loi est rédigée de telle
sorte qu' elle courre le risque soit, par sa prudente brièveté de
réintroduire la liberté d'interprétation du juge soit, par les précisions
qu'elle donne pour éviter ce risque, de tomber sous le coup des textes
européens ?
Autre observation : la réalité des problèmes est en elle-même certaine. Mais
doit-on oublier que, au total c'est une très faible quantité de la
population scolaire qui est concernée ? A faire de la question du " voile "
islamique une question lourde, ne risque-t-on pas des prétéritions fâcheuses
: les unes portant sur l'ensemble des dysfonctionnements de la laïcité
qu'elle soit territoriale (Alsace-Moselle, Guyane) ou fonctionnelle (loi du
25 décembre 1942 élargissant la capacité des associations cultuelles,
application spécialement favorable aux édifices catholiques, sans parler de
nombreuses distorsions en matière de financement des établissements privés)
: on dira, on entend déjà dire qu'il<ne faut pas réveiller les démons qui
sommeillent, mais en quoi est-il plus légitime de le faire en ce qui
concerne la question sensible de l'islam ?Les autres prétéritions,
précisément, porteront sur les vraies questions, celles qu'a si bien
relevées Christiane Taubira : les dérives communautaires qui non seulement
ne sont pas traitées mais sont parfois exacerbées dans une ambiance
complaisamment entretenue de " droits à " et de droit à la différence .
Enfin et ce sera ma dernière observation, s'il est juste de dire que la
démission de l'exécutif devant ses responsabilités en 1989 est largement à
l'origine du problème, cette constatation n'exonère pas l'exécutif
d'aujourd'hui de ses obligations. Que peut faire celui-ci ?
Prendre la mesure de l'ampleur réelle du problème, d'abord. Il est permis de
soupçonner que sur les milliers d'établissements secondaires implantés sur
le territoire, il n'y en a pas une centaine qui appellent une action. Mais
cette action est absolument nécessaire car les enseignants et les
responsables d'établissements ne peuvent être laissés seuls pour affronter
des problèmes qui débordent d'ailleurs l'univers scolaire. Il appartient au
gouvernement d'affirmer que le droit sera strictement appliqué, attitude à
laquelle le juge, conscient des difficultés du jour, pourrait n'être pas
insensible. C'est au ministre ensuite de réunir les responsables concernés
voire leurs " équipes " comme on dit maintenant pour caler avec eux les
réponses à apporter. Le rôle d'une médiation, appelé de ses voeux par
Christiane Taubira, est-il opportun ? Pourquoi pas à la condition que la
portée juridique de cette médiation soit claire : insertion dans un
processus de type " recours préalable " etc...Il vaut certainement mieux un
pouvoir ferme derrière l'application d'un droit qu'il sera difficile de
changer sans risques qu'un pouvoir qui continuera de déserter devant les
difficultés comme il l'a fait en 1989 sous prétexte, qu'ayant fait voter une
loi, il peut se laver les mains de son application...une nouvelle fois
remise au juge.
Je vous remercie.