Sept jours en Irak – Témoignage
 
par le contre-amiral (cr) Claude Gaucherand
 

« Nous ne sommes une démocratie que dans la mesure où les citoyens s’engagent. Je m’engage. »
Ainsi s’exprime Scott Ritter, citoyen américain, officier du Marine Corps, sept ans durant, inspecteur de l’ONU en Irak, et depuis 1998, convaincu du désarmement irakien en armes de destruction massive. J’ajouterai avec lui que le droit qu’a tout citoyen de faire entendre sa voix incarne plus que tout les principes d’un pays démocratique.
 
Ceci résume la démarche qui m’a conduit en Irak du 10 au 17 janvier 2003 avec une délégation de 12 citoyens et 3 journalistes, hommes et femmes d’horizons politiques et confessionnels divers non pas pacifistes mais pacifiques, qui ne se connaissaient pas entre eux, sous l’égide de « Amitiés franco-irakiennes », association dont Jean-Pierre Chevènement fut membre fondateur.
 
Notre indépendance de jugement était fondée sur notre volontariat et le paiement par chacun d’entre nous du prix de son voyage; nous fûmes les hôtes de l’Irak pendant notre séjour dans ce pays.
 
Reçus par l’ancien ambassadeur  d’Irak à Paris, Monsieur Al Achami, c’est à lui que nous avons proposé un programme auquel le général Ahmin Amer, conseiller du Président et interlocuteur de l’UNIMOVIC et de l’agence internationale pour l’énergie atomique, donna son aval.
 
Au cours de cette semaine nous avons pu nous rendre sur trois sites, à la maternité et hôpital pour enfants de Bassorah dans le sud du pays, au port de Oum Qasr, et avoir des entretiens avec des personnalités irakiennes, le chef de la Section des intérêts français, c’est à dire notre ambassadeur, et ses conseillers, avec bien sûr notre interprète, ingénieur de haut niveau, féru de poésie française, cela ne s’invente pas, avec des médecins hommes et femmes, pédiatres et cancérologues, avec les directeurs et chefs de service des sites visités, avec deux scientifiques docteurs ès sciences, avec de jeunes Français -trente ans à peine- de l’Unicef et de l’organisme chargé de l’échange médicaments contre pétrole, avec deux professeur irakiens de droit international, avec un artiste peintre, et avec bien d’autres irakiens au hasard des rencontres. Je reviens de Bagdad avec des convictions et des idées claires et précises sur un dossier que pour ma part je suis avec attention depuis 1986.
 
Il y a en premier lieu déni de justice :
 - il est exigé de ce peuple accusé par le tribunal international qu’est l’ONU de faire la preuve de son innocence quand chacun sait qu’en droit romain c’est bien sûr à l’accusation d’apporter la preuve de la culpabilité ;
 - le même tribunal ajoute régulièrement une résolution dont il exige qu’à la virgule près elle soit respectée : c’est « le deux poids, deux mesures », insupportable car où est l’équité alors qu’à quelques centaines de kilomètres de Bagdad, il est des résolutions de l’ONU qui restent lettre morte ?
De cela les Irakiens ont une conscience aiguë. Chez ce peuple fier, digne, religieux, on ne perçoit pourtant point de révolte. C’est plutôt de la tristesse mêlée de fatalisme que le visiteur attentif peut découvrir dans les regards qu’il croise.
L’ONU, mais le président Chirac et les chefs de gouvernement des pays voisins aussi, demandent aux Irakiens d’être « plus actifs » avec les inspecteurs. Les Irakiens ne comprennent ce que cela veut dire. Moi non plus d’ailleurs. Un professeur de droit international, docteur en droit de l’université de Paris, me disait : nous sommes humiliés, nous sommes comme cet homme nu et sans avocat comparaissant devant un tribunal qui exigerait qu’il prouve qu’il ne cache pas une arme sur lui…!
C’est Ubu, c’est Kafka, c’est l’inquisition, c’est un cauchemar, c’est un tunnel dont le peuple irakien ne voit pas le bout. C’est là l’image qui revient dans le discours des gens ordinaires et aussi de ceux qui le sont moins.
L’étudiante en dernière année de médecine, âgée de 23 ans, à qui je demandai comment elle vivait la situation me répondit avec un éclat de rire. Un rire fêlé, un rire tendu, un rire amer. Son père, notre interprète, me dit : vous avez sa réponse, en voici l’explication; depuis l’âge de deux ans elle ne connaît que la guerre, alors, les missiles et les bombes promises en 2003 viendront s’ajouter à ceux et à celles de 1998, 1993, 1991 et en continuité des bombardement quasi-quotidiens des zones d’exclusion du Nord et du Sud de notre pays.
 
A la question du danger que représentent les forces armées irakiennes, ma réponse d’officier général, marin et pilote, ayant servi 38 ans dans les armées, est qu’il ne peut être tenu que pour réduit.
Ces forces ont subi en 1991 des pertes considérables, en hommes, en blindés, en artillerie. Ce pays ne dispose ni de marine, ni d’aviation et il est encerclé par des forces à haute technologie guerrière. Il est soumis depuis douze ans à un strict embargo. De plus il fut visité sept ans durant et l’est encore depuis novembre 2002 par des dizaines de spécialistes dont nombre émargent aux services de renseignement dont ils sont des professionnels et inspectent tout site de leur choix : 46% des 300 ainsi visités depuis novembre n’ont aucun rapport avec les armes de destruction massive. Ils disposent pour ce faire de moyens techniques sophistiqués et de GPS permettant de localiser au mètre près tout objectif. Voilà pourquoi on ne me fera pas croire que l’Irak met en péril la sécurité du monde, celle de l’hyperpuissance, de l’Europe, d’Israël, ni même celle du Koweit. Ce pays affaibli, mal nourri, mal soigné, isolé, sans échanges, sans commerce extérieur, sans avenir, en un mot démoralisé, c’est là ma conviction, ne constitue un danger pour personne. Il n’y a que Bush, Blair et consort pour faire semblant de croire le contraire.
 
De la visite de la société des industries mécaniques de Thoul Al Fakar et de notre entrevue avec M. Migebil, le scientifique mis en cause par le rapport Blair, il ressort à l’évidence que l’inspection de l’ONU s’est faite la complice du premier ministre britannique dans une opération de désinformation pour ne pas dire une opération mensongère : on dit un gros mensonge, la main sur le cœur, repris à la une des médias du monde entier et on dément discrètement huit jours plus tard dans un entrefilet à la sixième page des journaux. La technique est bien connue, elle est efficace.
 
De la visite de l’institut de fabrication du vaccin contre la fièvre aphteuse, création des établissements Mérieu dans les années 75-80, unique en son genre au Proche-Orient, inspecté à 60 reprises de 1991 à 1995 et placé sous la surveillance de quatre caméras, nous sommes ressortis presque incrédules ; c’est en effet à un véritable acte de vandalisme que s’est livrée l’UNISCOM en procédant en 1996 à la destruction de l’outil de fabrication.
Les Irakiens eurent beau demander la présence continue d’inspecteurs de l’ONU pour pouvoir continuer la production des 20 millions de doses dont ils ont besoin et des 28 millions d’autres qu’ils exportaient dans tout le Proche-Orient et en Asie, sans autres explicitations, la destruction leur fut imposée.
Faute de vaccins, 500 000 moutons durent être abattus pour enrayer l’épidémie qui sévit en 1998-1999.
 
De l’hôpital pour enfants de Bassorah nous sommes rentrés effarés après avoir touché du doigt ce que nous savions tous plus ou moins déjà.  Munis de chiffres précis, nous avions vu les photos d’enfants monstrueux qui naissent dans cette maternité où viennent au monde 12 000 enfants par an ; la première question des mères n’est plus « fille ou garçon ? » mais « monstre ou être humain » car c’est là que viennent accoucher les mères des zones d’Al Zoubir et d’Al Harta soumises en 1991 au feu des armes américaines, dont celles à uranium appauvri.
Le nombre des malformations chez ces enfants est passé de 1990 à 2002 de 3 à 22 cas pour 1000 :
enfants avec un ou plusieurs membres manquants : 0 en 1990, 75 en 2002 ;
enfants aux têtes absentes ou malformées : 7 en 1990, 229 en 2002 ;
cas de leucémies multipliés par 13 en 10 ans tandis que les cas d’autres cancers sont multipliés par 5 ou 6 ;
en 2002, 160 cas de cancers, dont 85 leucémies auxquels il faut ajouter les cas des enfants mourrant chez eux ignorés des statistiques.
Comment soigner le cancer dans un pays soumis à l’embargo où tout ce qui touche au chimique et au rayonnement est considéré comme pouvant être à « double usage » ? Et bien on le soigne comme on peut, c’est à dire mal : le livre de 250 pages listant les médicaments prohibés s’enrichit avec régularité de nouveaux noms ; le cure-dent n’y est-il pas déjà nomenclaturé ?!
J’arrêterai là ce témoignage non sans avoir évoqué cet enfant atteint de la fièvre noir et qu’il fallait laisser mourir faute du médicament salvateur, ou ce garçon de huit ans déjà proche de l’autre rive d’où il nous regardait, soumis à une chimiothérapie bricolée, ou bien encore ce nourrisson de 40 jours pesant 2 kg dont la vue m’amena au bord du malaise.
 
En conclusion il me faut bien dire que nous sommes là en présence de ce qui devrait interpeller la conscience de chacun d’entre nous. Sous le couvert du droit, du droit international et de sa plus haute instance, le conseil de sécurité des Nations Unies dont la France est membre permanent, le peuple irakien qui avait émergé du sous-développement, ce peuple gouverné certes peu démocratiquement mais ce peuple dont l’Etat laïque assurait l’éducation à près de 100% pour filles et garçons et l’émancipation des femmes - sur 65000 étudiants à Bagdad aujourd’hui, 60% sont des jeunes filles- ce peuple, dis-je, riche d’un pétrole qu’on lui interdit d’exploter, est pourtant chaque jour  humilié, rabaissé, montré du doigt, condamné à la mort lente par malnutrition, par manque de soins et de médicaments, ramené jour après jour à l’âge pré-industriel, pourquoi pas à l’âge de pierre ? par la volonté de qui, je vous le demande ?
Par celle de ceux qui gouvernent l’hyperpuissance et qui ont ainsi au cœur de la zone hautement stratégique du Proche-Orient un exemple pour faire peur à l’ensemble de ces voisins. Ils disposent pour cela de l’appui indéfectible du gouvernement travailliste de la Grande-Bretagne, mais nul doute qu’ils auraient de la même façon celui d’un gouvernement conservateur. Ils ont aussi la caution servile de bien d’autres gouvernements y compris européens, en dépit de l’opposition de moins en moins timide de la France ; c’est cette opposition de la France que ceux qui se rendent là bas cherchent par leur témoignage à renforcer.
Quand sous la pression des opinions publiques, y compris celle des Etats-Unis, la guerre aura été repoussée, un premier pas aura été fait.
Lorsque l’embargo génocidaire aura été levé, ce sera alors une grande victoire dans le combat pour plus d’humanité, plus de justice, plus d’équité, plus de respect d’autrui et pour la reconnaissance de la souveraineté des nations. Contre la guerre, contre l’embargo, pour le respect de sa souveraineté, la cause du peuple irakien à l’image de celle du peuple argentin est, doit être notre cause : ce qui lui arrive aujourd’hui, si nous ne les aidons pas, pourra nous arriver demain. L’ogre libéral, ultra-libéral, même affublé du mot républicain, a un appétit insatiable de puissance et de possession. La Bible dans une main pour la caution morale, le gros bâton dans l’autre pour taper sur les récalcitrants, il lui faut contrôler le pétrole pour mieux soumettre le monde et mieux soumettre aussi l’Europe pourtant déjà bien timorée.