Le président de la République, dans son discours de Toulon, n'a pas sous-estimé la gravité de la crise. Mais il l'a réduite à la logique du capitalisme financier. Certes, il a eu raison de flétrir les excès de la titrisation qui a déresponsabilisé les banques, mais il n'a pas dit qui a encouragé cette "titrisation". Il a surtout fait l'impasse sur la dimension géopolitique de la crise.
Qui en effet a encouragé la fuite en avant dans l'endettement des ménages et des
banques, et la dilution des risques dans une "titrisation" opaque ? Qui, sinon
l'administration Bush et ce demi-dieu, Alan Greenspan, hier encensé, et jeté
aujourd'hui à bas de son piédestal ? Il fallait bien sortir de la crise née de
l'éclatement de la bulle technologique et financer la guerre d'Irak !
C'est cette fuite en avant qui a contaminé l'ensemble de l'économie mondiale.
Mais le mal vient de plus loin encore : ce sont les Etats-Unis qui, depuis plus
de trente ans, ont impulsé la globalisation financière et les dérégulations,
flottement des monnaies, libéralisation absolue des mouvements de capitaux,
cycle des privatisations, fin de toutes les protections à travers le GATT
(Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) devenu Organisation
mondiale du commerce (OMC), mise en concurrence des territoires et des
mains-d’œuvre avec son cortège de délocalisations. Il faut rappeler qu'ils
furent suivis par l'Europe, qui fit du dogme libéral son credo, à travers l'acte
unique, le traité de Maastricht et le projet de Constitution européenne repris
par le traité de Lisbonne.
Les Etats-Unis,
grâce à la globalisation et au privilège du dollar, ont pris l'habitude de vivre
très au-dessus de leurs moyens : leur endettement total - tous agents confondus
- atteint 316 % de leur PIB ! L'économie la plus riche du monde capte 80 % de
l'épargne mondiale, signe sûr que le monde marche sur la tête ! Enfin, le
déficit de leur balance commerciale dépasse 700 milliards de dollars (530,7
milliards d'euros), soit plus de 5 % de leur PIB.
Mais ce système est fragile car le sort du dollar est entre les mains du Japon,
de la Chine et des pays du Golfe. La bonne tenue du dollar depuis l'accélération
de la crise ne tient qu'à la puissance politique et militaire des Etats-Unis.
Mais leur enlisement au Moyen-Orient montre que ceux-ci ont atteint ce que
l'historien Paul Kennedy décrivait déjà en 1987 comme le point de "surextension
impériale", celui au-delà duquel un empire ne peut plus soutenir sa domination
et se trouve donc obligé de réviser à la baisse ses ambitions.
Certes, les Etats-Unis sont et resteront au XXIe siècle une très grande nation,
mais ils devront composer avec "le reste du monde", avec les pays émergents
(Chine, Inde, Brésil, Afrique du Sud, Iran), mais aussi avec le retour de la
Russie et même avec leurs alliés traditionnels : Europe et Japon, qui, dans un
monde multipolaire, voudront compter parmi les "pôles".
Et voilà pourquoi la crise sera longue, à la mesure des profonds déséquilibres
économiques et géopolitiques qui se sont creusés depuis que Francis Fukuyama, en
1992, au lendemain de la chute de l'URSS, avait imprudemment proclamé la fin de
l'Histoire et le triomphe définitif du libéralisme. Il faudra du temps en effet
pour que les ménages américains se remettent à épargner et revoient leur mode de
vie et pour que les Etats-Unis rétablissent leurs comptes extérieurs et
délaissent le rêve d'un empire universel dont ils n'ont plus les moyens.
Bien sûr, ils peuvent être tentés de maintenir leurs avantages en recourant à la
guerre, avec l'Iran par exemple ou bien avec la Russie dans le Caucase, par
Européens interposés, de préférence, ou bien encore - pourquoi pas ? - avec la
Chine dans le détroit de Formose ou en Corée. Tel n'est pas, heureusement,
l'état d'esprit d'un Barack Obama, même si certains de ses objectifs de
politique extérieure (Iran, Afghanistan, extension de l'OTAN à l'Ukraine et à la
Géorgie) ne diffèrent pas fondamentalement de ceux de John McCain. Aucun des
deux candidats ne semble avoir pris conscience de la situation économique réelle
de l'Amérique.
Une récession économique assez longue se profile donc, faute d'une coordination
des politiques économiques entre les principaux pôles de l'économie mondiale. Il
faudrait en effet stimuler la demande dans les pays excédentaires (Allemagne,
Japon, Chine) pour aider les Etats-Unis à rétablir leur équilibre commercial et
à retrouver un taux d'épargne normal, autrement qu'à travers la récession.
Nicolas Sarkozy a évoqué un nouveau Bretton Woods. L'expression est forte, mais
nous sommes loin de pouvoir retrouver rapidement un système de parités ordonnées
: il faut d'abord remédier aux déséquilibres fondamentaux de l'économie
mondiale.
Pour que les grands pays européens puissent faire entendre leur voix dans la
redistribution du pouvoir, à l'échelle mondiale, qui se profile, il serait temps
de regarder les réalités en face. La crise a frappé de désuétude les principes
qui ont gouverné la construction européenne : concurrence libre et non faussée
sous la haute surveillance d'une Commission européenne omnipotente, prohibition
des aides d'Etat, critères dépassés de plafonnement des déficits et de la dette
publique, irresponsabilité de la Banque centrale européenne (BCE). On mesure
ainsi à quel point le traité de Lisbonne correspondait peu aux nécessités d'une
construction européenne réaliste.
En quelques jours, la réalité de l'Union européenne s'est révélée : c'est une
union d'Etats et non pas une construction "communautaire" et encore moins
fédérale. Ce sont les quatre plus grands Etats réunis d'urgence au sein d'un
"G4" qui ont décidé, le 4 octobre, une simple coordination de mesures
nationales, sous le régime de l'urgence, c'est-à-dire en dehors des règles
posées par les traités, et cela sous l'impulsion d'Angela Merkel.
L'Eurogroupe à quinze, avec le concours de Gordon Brown, a assuré la mise en
musique. Ainsi a éclaté la puissance du fait national : seuls les Etats en temps
de crise ont en effet la légitimité démocratique pour imposer des plans
d'urgence. La Commission européenne a été mise devant le fait accompli, et la
BCE a été contrainte d'accepter dans l'urgence une baisse de ses taux d'intérêt
que M. Trichet refusait encore quelques jours auparavant. Fallait-il que
soufflât fort le vent venu d'Amérique !
Mais mieux vaut l'Europe des Etats que pas d'Europe du tout ! L'Allemagne ne
veut pas d'un gouvernement économique de la zone euro. J'entends certains
réclamer un "emprunt européen" que Jacques Delors évoquait déjà en 1994 au
sommet d'Essen et que les traités actuels ne permettent toujours pas.
Ainsi les faits ont tranché : armés d'un solide euroréalisme, allons à la
rencontre d'un avenir que chacun pressent difficile, en nous appuyant sur les
nations, là où vit la démocratie, avec une idée simple : "Autant d'Europe que
possible, mais autant de France que nécessaire !" Loin de toute inféodation, la
France peut et doit faire entendre une voix claire, à la rencontre du monde
nouveau qui vient.
Jean-Pierre Chevènement est sénateur du Territoire de Belfort, ancien ministre.
Mercredi 22 Octobre 2008
Jean-Pierre Chevènement