Halte au feu !, par Jean-Pierre Chevènement
Par Jean-Pierre Chevènement [Ancien ministre de la Défense, ancien ministre de
l'Intérieur, président d'honneur du Mouvement républicain et citoyen (MRC)].
Il n'y a aucune raison de céder à la manie commémorative : après la crise des
banlieues, ces « délaissés de notre société » selon le mot de Jean-Marie Delarue
(1), un an ne donne pas le recul suffisant pour juger ce qui a été fait ou ne
l'a pas été. Même si on peut penser qu'un début de prise de conscience s'est
opéré, c'est dans le temps long qu'il faut se placer pour apprécier les
évolutions sociétales et l'efficacité des politiques.
Si l'on s'en tient aux déclarations du premier ministre, le bilan de l'action
gouvernementale depuis un an est quand même assez mince : quinze zones franches
créées, 15 800 jeunes reçus à l'ANPE (mais combien ont été réellement reclassés
?), 249 collèges labellisés « ambition réussite » (les autres sont-ils voués à
l'échec ?), et quelques centres « défense deuxième chance » qui tardent à se
mettre en place. Je ne vois guère que deux chantiers qui aient, tant soit peu,
progressé : les projets de rénovation urbaine et surtout la sensibilisation des
milieux patronaux et syndicaux à la nécessité de tenir compte, dans les
politiques d'embauche, de la réelle « diversité » des Français d'aujourd'hui. Il
est dommage qu'on n'ait pas cru bon de mettre en place parallèlement des «
observatoires de la diversité » sur la base de critères non pas ethniques, mais
purement géographiques (domiciles en ZUS, nationalité des parents et des
grands-parents). Aucune politique ne peut réussir sans un instrument de mesure,
même grossier et purement indicatif.
Évidemment, en profondeur, rien n'a encore été résolu : il faudra des secousses
ou des événements politiques autrement puissants pour inverser le cours des
choses, en Europe et dans notre pays, et par conséquent la tendance de fond dans
nos banlieues.
À court terme, la dimension sécuritaire risque de prévaloir encore une fois. Ce
n'est un secret pour personne que les effectifs supplémentaires de policiers et
de gendarmes, prévus par la loi de programmation sur la sécurité votée en 2002,
ne sont pas au rendez-vous sur le terrain, quatre ans après. Ils se sont perdus
en route dans d'obscures tractations. La police de proximité, qui ne se résume
pas à l'îlotage, mais implique une action partenariale avec tous les acteurs
locaux de la sécurité, a été vidée de ses effectifs et par conséquent de son
contenu. Le ministre de l'Intérieur a privilégié à l'excès les brigades
d'intervention et la police d'ordre public avec les résultats qu'on pouvait
prévoir : quand la police ne connaît plus la population, elle multiplie les
contrôles. Les relations se tendent comme le manifeste la multiplication
inacceptable des agressions contre les policiers enregistrée depuis quelques
mois. N'est-elle pas en partie la conséquence du changement de doctrine effectué
dans l'utilisation de la police ?
L e ministre de l'Intérieur - et ce n'est jamais bon signe - reporte la
responsabilité de cette dégradation sur les magistrats. Je suis bien placé pour
savoir que la tâche du ministre de l'Intérieur n'est pas une sinécure. S'il est
légitime d'avoir un débat sur la justice à l'Assemblée nationale, ce ne peut
être le prétexte d'une défausse d'un ministre sur un autre, voire sur le
gouvernement tout entier devant l'opinion publique. Ou alors il faut en tirer
les conséquences, conformément à l'adage : « Un ministre, ça ferme sa gueule et
si ça veut l'ouvrir, etc. »
Comment ne pas s'étonner par ailleurs de voir un rapport des Renseignements
généraux s'étaler en une de la presse pour pronostiquer un embrasement, à
l'approche du 27 octobre, dans une série de villes d'Île-de-France nommément
citées ? Cette « fuite » d'un document confidentiel après celle concernant les
rapports des préfets à la Direction générale de la police nationale est-elle
vraiment innocente ? J'en doute.
L'emballement médiatique est malheureusement une caractéristique de nos
sociétés. Quand la braise est encore chaude, le moindre souffle peut ranimer la
flamme. On sait ainsi qu'à Strasbourg, la présence de nombreuses chaînes de
télévision donne à chaque Saint-Sylvestre l'occasion de battre, en matière
d'incendies de voitures, le record de l'année précédente. La médiatisation ne
crée pas, mais elle suscite et met en scène une « délinquance-spectacle ».
Est-ce bien le rôle du ministère de l'Intérieur que de nourrir ces psychoses ?
Les violences urbaines ne font de victimes que chez les pauvres (et bien sûr
chez les policiers). Elles dressent les catégories sociales les unes contre les
autres. Elles opposent les générations. Mais elles suscitent aussi un intense
besoin d'ordre et pas seulement dans les banlieues. Je ne veux pas croire que ce
calcul à courte vue puisse être celui d'un candidat à la présidence de la
République et je souhaite que les chaînes de télévision s'abstiennent de ce
genre de « commémoration ».
Il est plus que temps de revenir en tous domaines aux valeurs et aux principes
républicains. La gauche elle-même ne doit pas se laisser entraîner dans une
spirale de critiques plus ou moins inspirées d'une philosophie «
victimaire-compassionnelle ». Trop de jeunes des cités ont rompu avec le système
scolaire et avec le monde du travail pour céder aux mirages de la consommation
et refuser tout effort, en considération de la rentabilité immédiate du petit
trafic ou du vol. La volonté politique ne peut se passer de lucidité et si la
République se doit d'être généreuse, elle doit aussi être ferme. C'est ainsi
seulement qu'elle pourra redonner un horizon de progrès partagé à la jeunesse.
En démocratie, c'est quand même le gouvernement qui est le premier responsable :
quelle frilosité, dans le domaine de la formation, pour ouvrir aux jeunes des
cités l'accès aux filières d'excellence ! Comment rien n'a-t-il pu être fait,
dans le domaine de la Fonction publique (à l'exception notable de la police)
pour développer les préparations rémunérées aux concours ? On n'en finirait pas
de pointer les manques d'initiative et les insuffisances. De toute évidence, il
manque, au sein du gouvernement, une structure d'impulsion interministérielle, à
la fois permanente et suffisamment puissante pour susciter en continu les
arbitrages nécessaires. Une « agence pour la cohésion sociale et l'égalité des
chances » ne suffit pas. C'est toute l'action gouvernementale qui doit traduire
cette priorité. Si le discours « on n'a rien fait » est destructeur (on a fait
beaucoup, mais sans vue d'ensemble), l'absence d'un projet collectif porté par
la nation tout entière est évidente. Je n'accuse pas la République. Je mets en
cause l'inertie des hommes et la paralysie des structures qui ont conduit à la
panne du modèle républicain.
O n a assisté, il y a deux ans, à un débat onirique sur les mérites comparés de
la discrimination positive et du volontarisme républicain. Mais où celui-ci
s'est-il réfugié pour que si peu ait été réellement entrepris ? Je suggère que
la campagne présidentielle soit l'occasion d'ouvrir un grand débat public sur
les moyens de faire vivre l'égalité réelle de tous les jeunes Français, dès
lors, naturellement, que le mérite et le travail, valeurs éminemment
républicaines, auront retrouvé « droit de cité ». Ce serait une bonne manière de
débonder l'abcès de nos banlieues que de faire enfin de la politique. Saisir
l'occasion du débat national qui s'ouvre pour faire mûrir le grand projet de «
faire France » au XXIe siècle. Et en attendant de crier à tous : « Halte au feu
! »
Pour résorber la crise de nos cités, il n'y a pas d'autre méthode ni d'autre
remède, en définitive, que la démocratie républicaine, j'entends par là une
démocratie qui n'a pas froid aux yeux.
(1) La République au défi des banlieues, cahiers de la Fondation Res Publica,
page 17.