Le projet de Constitution européenne de Giscard d'Estaing n'est pas acceptable.
Non au bricolage institutionnel

LIBERATION, mercredi 22 octobre 2003

Jean-Pierre Chevènement, président d'honneur du MRC (Mouvement républicain et citoyen)

Le projet dit de "Constitution européenne" comporte quelques simplifications qui peuvent paraître utiles à première vue : l'institution d'une présidence stable pour l'Union par exemple, ou bien les règles de vote au Conseil.

En réalité, l'intérêt de ces dispositions dépendra de l'application, du choix des personnes et des perspectives de l'élargissement de l'Union, à la Turquie notamment. Une chose est sûre : le bricolage institutionnel ne peut plus pallier l'absence d'un projet politique. La Constitution de M. Giscard d'Estaing met la charrue avant les boeufs.

Ce texte est d'abord dangereux par son appellation : un peuple se donne à lui- même une Constitution, mais trente peuples, entre eux, passent un traité. Seul, à la limite, un référendum concordant de toutes les nations européennes pourrait fonder une nouvelle identité politique. La "Constitution européenne", dans tous les autres cas, usurpera son nom. Il n'est pas vrai, ensuite, que cette prétendue Constitution soit un simple "contenant" dont on pourrait faire évoluer le contenu de l'intérieur (par exemple vers une Europe plus sociale ou plus européenne). Il est clair qu'il s'agit d'une véritable Constitution libérale qui prédétermine le contenu des politiques, en les soumettant par avance au "principe d'une économie ouverte où la concurrence est libre", formule tirée du traité de Maastricht et répétée à satiété (articles III-69, et III-70 notamment).

Des procédures tracassières sont prévues pour s'assurer que les politiques budgétaires ou les aides à l'industrie ne faussent pas le marché. De même la politique extérieure et de sécurité commune (PESC), si tant est que, décidée à l'unanimité, elle existe jamais, prévoit-elle explicitement le respect des "obligations du traité de l'Atlantique Nord pour certains des Etats membres qui considèrent que leur défense commune est réalisée dans le cadre de l'Otan" (article 40-2). En quoi peut-on encore parler, dans ce cas, de "défense commune européenne" ?

La politique extérieure commune est un mirage, comme l'a montré la crise irakienne, et le ministre des Affaires étrangères européennes a toute chance de jouer les utilités. Quelle eût été la position de M. Solana à cette occasion ? Poser la question, c'est y répondre : déclarations chewing-gum et motions nègre-blanc sont l'essence même de la PESC dans l'état actuel des rapports de force. Sans doute l'ONU, par sa résolution 1511, a-t-elle fini par entériner l'occupation de l'Irak par les troupes américaines. Cela n'enlève rien à l'opposition méritoire qui s'est manifestée au sein du Conseil de sécurité au moment de l'invasion de l'Irak. Si la France avait demandé à l'Union européenne de définir une position commune à ce moment-là, jamais ne serait sortie des conciliabules européens autre chose que de la
bouillie pour les chats. Au moins la résistance de la France a-t-elle servi à retarder et peut-être à éviter une guerre de civilisations entre l'Occident tout entier et l'Islam.

La soi-disant Constitution européenne est également dangereuse par l'intégration qu'elle réalise de la Charte des droits fondamentaux dans le corps même du traité. Qui ne voit en effet que cette "constitutionnalisation" ne peut déboucher que sur une judiciarisation généralisée de la vie politique et sociale, la jurisprudence de la Cour de justice de Luxembourg dépouillant progressivement les parlements de ce qui leur reste de prérogatives ? Il serait bien naïf, d'ailleurs, de penser que cette jurisprudence sera plus progressiste que les législations aujourd'hui en vigueur.

Enfin et surtout, la soi-disant Constitution européenne ne prévoit rien de consistant dans les secteurs stratégiques (industrie, technologie, infrastructures de transport, armement). Elle manque l'essentiel. Elle perpétue les critères de Maastricht asphyxiants pour la croissance. Elle crée un système de blocage institutionnel et accélère la décérébration "européenne" des nouvelles générations qui croient naïvement qu'il y a quelque chose, là où il n'y a rien. L'Europe à vingt-cinq sera plus que jamais une bureaucratie tatillonne et tracassière au service d'une orthodoxie libérale. On dirait que cette "Constitution" a été élaborée pour empêcher les Etats européens d'agir en tant qu'Etats. C'est un mécanisme d'impuissance, une drogue invalidante. En aucune manière, ce n'est un projet pour le XXIe siècle. Ainsi, le commissaire européen à la concurrence, M. Monti, justifie-t-il son refus des aides d'Etat dans l'affaire Alstom, au prétexte que ce sont des aides "nationales", alors qu'aux Etats-Unis le Texas ou la Californie n'hésitent pas à soutenir leur industrie.

En prônant une restructuration du budget communautaire pour financer une politique industrielle qu'il appartiendrait au Conseil seul de définir, le commissaire sort évidemment de ses attributions. Il n'hésite d'ailleurs pas à proscrire de son propre chef une entrée de l'Etat au capital d'Alstom, en raison de son "effet multiplicateur". M. Monti a visiblement oublié la disposition du traité de Rome (1957) qui affirmait la neutralité de celui-ci quant au statut public ou privé des entreprises.

Il est temps de donner un coup d'arrêt à cette machine devenue folle. C'est la raison pour laquelle un référendum s'impose. Un "non" à cette prétendue "Constitution" ne sera pas un "non" à l'Europe. Pour deux raisons : la première est que la poursuite de la négociation ne peut que rendre ce texte pire qu'il n'est ; la seconde est qu'il est temps d'affirmer un nouvel acteur stratégique sur les décombres du traité de Maastricht. A cet égard, le couple franco-allemand peut être le moteur d'une "Europe européenne" à travers des coopérations renforcées ouvertes à tous ceux qui en partageront le projet.

La poursuite de la négociation sur la prétendue "Constitution" ne peut que "détricoter" un texte déjà mauvais : l'Europe à vingt-cinq ou vingt-sept sera de toute façon ingouvernable. Ce ne sont pas les règles du vote à la majorité qualifiée qui posent problème, c'est la majorité qualifiée elle-même.

Le président de la Commission, M. Prodi, propose de dévaloriser la Commission en faisant qu'elle comporte autant de commissaires que d'Etats (vingt-cinq au lieu de quinze). Plus que jamais il se situe dans la ligne d'un gouvernement fédéral inacceptable pour la majorité des Etats, et d'abord pour la France qui se retrouverait minoritaire sur la plupart des sujets essentiels.

Derrière ces luttes picrocholines, on oublie l'essentiel : la réforme de l'architecture maastrichtienne dont la nocivité pourtant crève l'oeil. Rien sur la Banque centrale et la politique du change. Rien sur le pacte de stabilité budgétaire. Rien sur la politique industrielle. Rien sur la relance ou sur les moyens de combler le retard technologique croissant de l'Europe. Rien enfin sur l'acteur stratégique qu'il faudrait bâtir pour que l'Europe, dans la mondialisation libérale, ne passe pas sous les roues du char.

On devine la suite : enfermés dans un carcan absurde, les gouvernements européens vont se battre pour des histoires de gros sous : "A moi les fonds régionaux ! A moi la politique agricole commune ! N'oubliez pas mon chèque !", etc. Je ne mésestime pas ces enjeux. Il sera difficile d'expliquer aux régions françaises qui bénéficiaient encore ­ bien que de moins en moins ­ des fonds européens, que désormais la Lettonie remplace le Limousin au nom d'une solidarité européenne qui périme définitivement la solidarité nationale. Il est clair que dans le cadre d'un budget plafonné à 1,27 % du PIB, il faudra réduire les prestations. Quant à ceux qui veulent augmenter le budget européen, il leur faudrait accepter, par souci de cohérence, la baisse de celui des Etats. Je n'ai jamais rien entendu de tel. Faudrait-il remettre en cause des mécanismes actuels de redistribution (politique agricole et fonds structurels)? Mais la France a obtenu que l'enveloppe de la politique agricole commune soit maintenue inchangée jusqu'à 2013. L'Espagne défend bec et ongles ses "fonds de cohésion" et la Grande-Bretagne s'accroche à son chèque. Reste la hausse des impôts pesant sur les entreprises européennes, mais leur compétitivité est déjà atteinte par la chute du dollar... Nous voici donc "au rouet" comme dirait Montaigne.

Il est temps de sortir de là et d'inventer un nouveau chemin. Quand un problème est insoluble, il faut en changer les données : substituer le projet politique au bricolage institutionnel. Ce qui émerge, certes difficilement, de la crise irakienne, c'est un projet d'"Europe européenne" capable de peser dans un monde multipolaire. Et pour cela, il n'y a que le moteur franco-allemand. C'est aussi une nécessité politique : dans la durée, les Etats-Unis s'éloigneront de l'Europe, et l'élargissement de celle-ci requerra une capacité de leadership. Le couple franco-allemand doit donc se tourner vers l'avenir :
­  - Revoir les paramètres de Maastricht fixés en matière de budget, de monnaie et de change, évidemment obsolètes.
­  - Proposer une vigoureuse politique de relance effectivement financée dans le domaine des infrastructures, de la recherche, du développement technologique, des industries de défense et plus généralement de l'investissement productif.
­  - Imaginer une sortie de crise à l'échelle européenne, mais aussi mondiale.
­  - Rouvrir dans les instances multilatérales le dossier des rapports Nord-Sud.
­  - Arrimer la Russie aussi bien que les pays méditerranéens au développement de notre continent. Telle est la base d'un "compromis géographique" conforme à l'intérêt européen entre les tropismes allemand et français traditionnels de politique étrangère.
­  - Enfin, construire une capacité autonome de défense.

Bref, nous devons apprendre ou réapprendre aux Européens à "penser mondial". Alors le couple franco-allemand gagnera une force d'attraction et agrégera autour de lui d'autres pays, à commencer par ceux du noyau fondateur.

Jürgen Habermas souhaite que se structure en Europe un espace commun de débat. En voilà l'occasion ! Le moment est venu de sortir du protectorat américain pour mobiliser les opinions publiques et pour proposer une nouvelle donne et un autre modèle de développement à l'échelle mondiale.