LES ULIS - SAMEDI 26 OCTOBRE 2002
Intervention de Jean-Pierre Chevènement lors des assises du Pôle Républicain

Jean-Pierre Chevènement

Le Pôle républicain s'est rassemblé autour de ma candidature à l'élection présidentielle. Peut-il s'inscrire dans la durée ? et pour quoi faire ? Voilà l'enjeu de notre Congrès.

La crise de la société française ne s'est pas résorbée, loin de là. Le krach boursier, immense, pèse sur une croissance exténuée. Le nombre de laissés pour compte s'accroît. L'accumulation des échéances européennes indique la proximité d'un dénouement dans une grande zone de libre-échange étendue au continent tout entier. Au Moyen-Orient, la guerre ne saurait que jeter dans les bras des intégristes les débris du nationalisme arabe laïque et toutes les tendances à la modernité qui y subsistent. Au total il en découlera une profonde et durable déstabilisation.

C'est dans cette crise que notre message peut trouver l'occasion de s'affirmer autour de quelques idées simples :

  1. l'exigence de la citoyenneté et par conséquent le retour de la responsabilité politique ;

  1. l'égalité mise au cœur de nos politiques en particulier par l'accès de tous à la citoyenneté ;

  1. le redressement démocratique de la construction européenne par la revalorisation des nations et l'élaboration de projets communs en rupture avec l'orthodoxie budgétaire et monétariste imposée par le traité de Maastricht ; vecteur de relance, levier de croissance, voilà l'Europe que nous voulons !

  1. la critique en acte du capitalisme financier patrimonial par le refus des privatisations, la défense des services publics, la reconquête du capital de nos entreprises, le lancement d'un grand plan d'infrastructures ;

  1. la revalorisation du travail (hausse du SMIC et des salaires, défense des retraites par répartition, meilleure prise en compte de la démographie dans nos politiques, en particulier en donnant aux femmes la possibilité de concilier leur désir d'enfant et leur activité professionnelle) ;

  1. le refus de la nouvelle guerre du Golfe et la lutte, au nom de la citoyenneté, contre la montée des communautarismes sur le territoire national ;

  1. l'affirmation d'une diplomatie active, opposant à l'hégémonisme et à l'unilatéralisme de la Superpuissance américaine la nécessité d'un monde multipolaire et du dialogue des civilisations ;

  1. le co-développement des pays du Sud et le développement durable, ménager des biens rares, communs à toute l'humanité.

Tels sont les grands thèmes que j'ai portés dans la campagne présidentielle. Ils restent plus que jamais actuels. Pour quatre Français sur cinq, les problèmes posés au moment de l'élection présidentielle restent irrésolus. Voilà donc l'espace politique qui s'offre à nous.

Six mois après l'élection de Jacques Chirac, le premier bilan qui peut être dressé de l'action gouvernementale est contrasté. Evitons une critique aveugle.

Certes, nous ne pouvons pas nous dissimuler l'ambiguïté du compromis recherché avec les Etats-Unis : Si le Conseil de Sécurité ne se réunit une seconde fois que pour « considérer » une situation de guerre voulue et créée par l'Amérique, ce compromis aura été un marché de dupes. Il est essentiel de rappeler que seul le Conseil de Sécurité peut décider du recours à la force, même si l'Administration américaine semble considérer que la résolution du Congrés américain lui suffit. Nous ne devons pas accepter cet unilatéralisme. Rétrospectivement la situation actuelle met en relief l'erreur commise par la France d'avoir accepté en mars 1999 l'intervention au Kosovo sous la seule égide de l'OTAN, en dehors de l'autorisation du Conseil de Sécurité des Nations Unies. Faiblesse de la cohabitation ?

Dans l'immédiat, il va falloir que les Inspecteurs de l'ONU puissent retourner en Irak et faire leur travail, à l'abri de toute provocation, de type de celle créée par les Etats-Unis pour légitimer leurs bombardements du 18 décembre 1998 sur les « sites présidentiels ».

Il nous appartient aussi de continuer à mobiliser l'opinion publique contre une guerre qui, malgré la détermination de l'Administration américaine, ne doit pas être considérée comme fatale. Si elle éclatait, elle serait en effet ravageuse, y compris pour nous-mêmes.

Sur l'essentiel, il me faut cependant exprimer les inquiétudes que nous ressentons par rapport à l'action du gouvernement. De toute évidence, la rigueur -Francis Mer ne le dissimule pas- est à l'horizon. L'éducation, la recherche, la culture en font déjà les frais. L'Europe n'est pas pensée comme un levier de croissance. La réforme de la Banque Centrale Européenne ne figure pas dans les projets gouvernementaux. Un audit est exercé sur les grands projets d'infrastructure (TGV notamment), alors qu'il faudrait trouver les moyens d'un financement extrabudgétaire (emprunts à long terme au niveau européen ou, à défaut, national).

Chacun perçoit bien que les projets de privatisation et de fonds de pension ne sont que provisoirement décalés, compte tenu de l'effondrement des marchés boursiers : comment d'ailleurs concilier raisonnablement l'ouverture du capital d'EDF avec le lancement souhaitable du prototype EPR de centrale nucléaire de nouvelle génération ?

S'agissant du projet de Constitution européenne, le gouvernement n'a pas remis les pendules à l'heure en affirmant la prééminence du Conseil. Il semble s'orienter sous l'impulsion conjointe de Michel Barnier et de Pierre Moscovici vers l'élection du Président de la Commission européenne par le Parlement-fantôme de Strasbourg, concession faite par avance à un Super Etat bureaucratique pseudo-fédéral.

Mais peut-on s'étonner de ne pas voir de ligne directrice dans ce domaine essentiel, quand par ailleurs M. Raffarin lance la grande braderie de la décentralisation à la carte, chaque grand élu local étant prié de venir faire son marché, l'Etat se trouvant ainsi mis à l'encan ?

Expérimentations difficilement réversibles et pas toujours généralisées, statuts particuliers ouvrant la voie de dérogations toujours plus poussées aux lois et aux principes de la République, réformismes régionaux qui inévitablement battront en brèche la souveraineté nationale, adieu la France et bonjour l'Europe des régions ! Outre-Mer, la voie est ouverte à la dispersion : alors que d'un côté la Constitution autorise que les collectivités d'Outre-Mer puissent restreindre si elles le souhaitent, l'accès à l'emploi, le droit d'établissement et l'achat de terres, en attendant le droit de vote, qui peut penser vraiment que le contribuable européen, voire métropolitain, acceptera indéfiniment de financer assistanat et privilèges et qui ne voit l'effet de capillarité avec la Corse et d'autres territoires travaillés par l'autonomisme ? La rupture de l'unité de la loi en République signifie inévitablement la rupture de l'unité nationale.

En Corse, la complaisance du gouvernement à l'égard d'une minorité violente a rapproché de deux ans l'échéance du processus de Matignon -2002 au lieu de 2004-. Le statut particulier et les dérogations législatives sont offertes sur un plateau d'argent à des indépendantistes qui n'ayant renoncé ni à leur objectif ni à leurs méthodes organisent nuit bleue sur nuit bleue. Le seul argument du gouvernement est qu'il aura généralisé à l'ensemble des régions le privilège que le processus de Matignon réservait à la Corse. Sous prétexte de la noyer, on aura banalisé l'erreur ! On encourage en fait l'affirmation des autonomismes. Déjà les condamnés corses ont reçu l'assurance d'être hébergés dans une prison corse dont les gardiens seront exposés en permanence -chacun le sait- à la menace ou au chantage. Bel exemple d'intelligence et de fermeté républicaine !

Le gouvernement Raffarin se flatte d'être assez habile pour être là où on ne l'attend pas. Mais est-il là où on l'attend ? Une politique républicaine s'énonce clairement à l'avance et aucune politique de communication ne peut en faire l'économie.

Dans une société française en voie de métissage lent mais continu, il ne suffit pas d'opérer quelques régularisations publicitaires et d'évoquer un vague contrat d'intégration. Il faut d'abord rappeler au respect des principes et des lois qui rendent celle-ci possible et ensuite mettre en œuvre une véritable politique d'accès à la citoyenneté.

Au total, le gouvernement Raffarin ne se distingue guère de son prédécesseur de la même manière qu'un gouvernement socialiste se trouverait prisonnier par l'effet des mêmes engagements, des mêmes contraintes économiques et européennes que l'actuel. *

Le parti socialiste, quant à lui, entame difficilement l'analyse des causes de son échec. Tous cependant conviennent qu'il faut en chercher les raisons dans la politique suivie par la gauche plurielle : dérive libérale pour les uns, incapacité à marquer les repères auxquels aspirent les couches populaires, pour les autres.

Une campagne orchestrée a été menée depuis six mois par la bienpensance libérale pour m'imputer un échec qui vient d'abord de l'incapacité du Parti Socialiste à mobiliser notre peuple sur un projet authentiquement républicain face à la mondialisation libérale à laquelle il a acquiescé quand il ne l'a pas organisée. Le grand tournant dans l'histoire de la gauche en effet, ce n'est pas 2002, c'est le tournant de 1983, simple parenthèse libérale que le traité de Maastricht a codifiée et figée dans le marbre en 1992. On ne peut rien comprendre à l'échec récent, si on n'entre pas dans sa généalogie. L'échec de la gauche plurielle était contenu dès 1994 dans sa définition essentiellement tacticienne par Jean-Christophe Cambadélis et dans son incapacité une fois parvenue au pouvoir à partir de 1997, à accoucher d'une vision, d'un projet dépassant l'horizon du social libéralisme et de la bonne conscience.

C'est parce qu'elle n'était pas portée par une vision stratégique, malgré les efforts que nous avons faits pour donner vie au « pacte républicain », que la gauche plurielle a échoué. Alors que nous avons cherché à arracher la gauche à ses démons, certains en son sein osent nous reprocher une défaite qui est d'abord le produit de leurs errements. Ils nous reprochent en fait ce que nous sommes pour mieux faire oublier ce qu'il sont.

Les thuriféraires de la bienpensance libérale ne reculent devant aucune caricature , aucune affabulation, aucune calomnie pour déformer le sens de ce que nous avons voulu faire : nous leur avons trop longtemps bouché l'horizon pour qu'ils ne cherchent pas aujourd'hui à nous réduire, à nous écraser, pour nous rayer définitivement, croient-ils, de la carte. De cette campagne de dénigrement systématique, aucun dirigeant socialiste, à part Claude Allègre, ne s'est, à ma connaissance, clairement démarqué. Tous auront cependant l'occasion de vérifier que les idées ont la vie dure. Le combat contre la mondialisation libérale ne fait que commencer.

A certains égards des remises en cause se font jour, de manière incomplète et circonstancielle, au sein du parti socialiste lui-même. C'est pourquoi, quelles que soient ses méthodes, nous ne devons pas démoniser le parti socialiste. Par notre existence même, nous devons essayer de l'aider à retrouver le chemin de la République.

Notre première priorité est donc d'exister et d'exister de manière indépendante, en restant fidèles à notre histoire des vingt dernières années.

Il faut purger une fois pour toutes la question dite de « l'ancrage à gauche ». Sur l'essentiel : l'analyse de la mondialisation libérale il n'y a pas de divergence irréductible entre les principales contributions. Il y a au contraire une convergence frappante !

La question qui se pose est simple :

Peut-on combattre le capitalisme financier patrimonial et la mondialisation financière sans être « de gauche » ? Il ne me semble pas, sauf à rejoindre Oussama Ben Laden. Ce n'est pas notre cas. Nous avons approuvé en son temps la guerre faite au régime des Talibans.

Nous combattons la mondialisation financière et la loi de la jungle qu'elle entraîne dans notre société comme partout ailleurs, au nom de valeurs universelles de justice, de démocratie, de liberté des peuples.

C'est au nom d'une République exigeante, et non d'une République minimaliste, que nous voulons rendre à la France ses repères, le sens de sa mission, bref sa grandeur, qui sera celle de la civilisation européenne tout entière, si l'Europe refuse de se confondre avec une vague banlieue de l'Empire américain. Les Etats-Unis veulent créer un nouveau bloc qui serait plus que l'Occident, mais qui serait un bloc du Nord avec l'Europe et la Russie, de San Francisco à Vladivostok, avec une seule capitale, Washington, face aux autres civilisations et aux pays du Sud.

Nous refusons cette perspective, au nom des valeurs universelles qui sont celles de la République, au nom de la nécessaire multipolarité du monde. Sommes-nous pour autant inféodés au parti socialiste qui a non seulement accepté mais mis en œuvre en Europe depuis 1983 et surtout 1991 la mondialisation libérale ? Certainement pas. Et nous l'avons montré.

Mais notre ambition est de faire bouger les lignes, y compris au sein du parti socialiste. Je dis bien y compris, car nous ne devons pas oublier notre vocation à rassembler plus largement.

Il est évident que nous serions les otages ou les jouets de la droite libérale si nous abandonnions cette perspective large en rejetant dans les enfers le parti socialiste tout entier. Nous le connaissons assez pour savoir qu'en son sein beaucoup de militants, beaucoup d'élus nous comprennent.

Nous resterons donc disponibles pour une refondation républicaine de la gauche : retour du politique et de la responsabilité politique, relèvement du citoyen, refus du modèle du capitalisme financier et patrimonial, réorientation démocratique de la construction européenne, critique de l'idéologie libérale-libertaire, droit à la sécurité et accès à la citoyenneté pour tous.

Mais nous ne devons être disponibles que pour cela et pour rien d'autre. Nous devons être capables d'affronter seuls, s'il le faut, les prochaines échéances électorales. C'est en affirmant la refondation républicaine comme notre seule perspective que nous préserverons notre capacité future à peser et à rassembler. Le pôle républicain doit se définir non comme un club mais comme un parti politique dans le champ politique, sans jamais renier l'ambition qui l'a fait naître.

Il n'y a nulle contradiction entre les valeurs de la République et celles de la gauche. La République doit savoir s'incarner, à chaque moment de l'Histoire, dans une vision politique. Au Moyen-Orient, en Europe, en France même, de grandes échéances sont devant nous. La tâche qui nous attend est à la fois simple et difficile : il s'agit de prendre appui sur la France pour combattre les tendances hégémoniques de la Superpuissance américaine, pour réorienter la construction européenne afin de faire pièce à la mondialisation libérale, et enfin pour faire vivre en France le principe d'égalité. C'est ainsi que nous montrerons la validité des idées de la Révolution française dans le monde d'aujourd'hui.

Construire un parti est chose difficile. D'abord nous devons apprendre à vivre ensemble et à dialoguer de manière fraternelle avec le désir de nous comprendre et sans procès d'intentions. La campagne présidentielle est terminée. Nous devons faire vivre une organisation. C'est une ambition différente. Notre force est d'être ensemble. Il ne s'agit ni de rester entre nous, ni de prendre la place des autres ni d'organiser le passage dans une autre galaxie, en échappant à l'attraction terrestre. Restons sur la terre. Nous avons un bel espace politique à occuper que ni la droite libérale, ni le Parti Socialiste, ni les Verts, ni le Parti Communiste ne sont en position de remplir, prisonniers qu'ils sont de leurs anciens tropismes. Nous devons à la fois organiser le « passage de témoin », la relève des générations et préparer méthodiquement les échéances à venir, celles de 2004 et de 2007, sans perdre de vue un instant qu'elles peuvent être brutalement rapprochées par l'effet d'une crise profonde qui chemine dans notre société.

Tout cela demande vision, patience, opiniâtreté. Cela suppose entre nous et dès maintenant une volonté de dialogue en vue de la synthèse générale qui devra intervenir au Congrès des 25 et 26 janvier prochains.

Je vous l'ai déjà dit à Chaville et je vous le répète : je suis à votre disposition mais à condition que vous vous haussiez à la hauteur des exigences et des défis qui sont devant nous.

Nous avons des repères à fixer, un chemin à tracer, un avenir à inventer. Il n'y a pas d'avenir dans le libéralisme fût-il social. Il n'y a rien au bout de l'agitation brouillonne d'un soi-disant pôle de radicalité. L'avenir est dans l'exigence de la refondation républicaine. Il est entre vos mains. Sachez saisir cette chance !