Interview de Jean-Pierre Chevènement donnée à « L’Est Républicain »

et parue le 24 janvier 2002.

A l'occasion de votre premier meeting de l'année, ce soir à Besançon, vous avez choisi d'évoquer le thème de la famille, souvent contesté à gauche. Qu'allez-vous en dire ?

Jean-Pierre Chevènement : Que je souhaite définir une véritable politique familiale échappant aux « tentations antagonistes » des idéologies et répondant pleinement aux valeurs républicaines. La famille, c'est vrai, a été longtemps instrumentée par une partie de la droite afin de freiner le mouvement d'émancipation des femmes. Inversement, parce qu'elle était favorable, à juste titre, à cette même émancipation, une part de la gauche a manifesté une certaine frilosité sur les questions familiales et démographiques. Je crois donc qu'il faut poser le problème plus clairement et dire que si la République n'a pas à s'ingérer dans la vie privée des individus, qu'il lui faut évidemment respecter, elle a des responsabilités pour assurer le renouvellement des générations et la protection des droits de l'enfant.

Le message s'adresse donc aux parents...

Oui, car le fait de mettre au monde des enfants implique une certaine responsabilité des parents. Même si un divorce peut toujours survenir, l'enfant a besoin d'un père et d'une mère. La politique familiale doit permettre la réalisation des choix que font librement un homme et une femme de mettre au monde ou non un enfant. Si le désir d'enfant, dans notre société, était satisfait, il y en aurait 2,3 par femme, soit davantage que le taux de renouvellement des générations qui est de 2,1. Or en 2000, année pourtant assez exceptionnelle, il n'a été que de 1,8 seulement. La République doit donc se préoccuper du renouvellement des générations, ce qu'elle n'a pas su faire depuis une trentaine d'années, car une grande part des difficultés des retraites provient de la réduction du nombre des actifs, du fait d'une moindre natalité depuis 1974, tandis que l'espérance de vie des plus âgés -et c'est heureux- s'accroît.

Quelle solution pratique préconisez-vous ?

La politique que j'envisage, même si les jeunes partagent plus aisément les tâches qu'autrefois, est une politique de parité sociale au bénéfice des femmes. Elle passe essentiellement par l'égalité du salaire avec les hommes quand le niveau de formation n'est pas différent. Là est la justice. Aujourd'hui, la maternité est anticipée négativement par l'employeur, ce qui se traduit par des salaires plus bas, ou des carrières moins rapides. Les maternités devront à l'avenir être prises en charge au niveau social. Je souhaite d'abord que le temps du congé de maternité ou parental soit pris en compte dans les carrières et qu'un enfant vaille trois ans de cotisations dans le calcul des retraites. Je crois ensuite nécessaire d'aller vers un système de réinsertion obligatoire dans l'entreprise ou l'administration à l'issue de la maternité, de telle façon que les femmes ne soient pas pénalisées dans leur vie professionnelle.

Vous avez déjà proposé d'augmenter le nombre des crèches et des assistantes maternelles...

Oui, de 50 % en cinq ans. C'est ma troisième proposition. Cet objectif ne peut pas reposer à titre principal sur les municipalités, il ne peut être atteint qu'à travers une politique nationale beaucoup plus volontariste. Il faut également revoir les prestations familiales qui ont diminué au fil des ans. La politique de redistribution dont a besoin notre société doit s'appuyer sur une base fiscale. Enfin, je crois que tout cela implique, en parallèle, un vaste effort pour le logement social, avec un financement revu et davantage de grands appartements. Pour les femmes, comme pour les hommes, il faut que les valeurs de liberté, d'égalité, de fraternité aient leur plein sens.

Les interlocuteurs privilégiés de la famille, ce sont les médecins traitants. Cette semaine, ils sont dans la rue. Cela vous préoccupe ?

Notre système de santé a besoin d'être profondément revu ! La grève des généralistes traduit un profond malaise dont j'ai pris la mesure lors de mes visites de terrain. Nous n'avons pas de politique à long terme, car les gouvernements successifs se sont laissés enfermer dans une gestion purement comptable, sorte de pilotage à vue sans réelle priorité. Le numerus clausus imposé par ces divers gouvernements a entraîné une pénurie de médecins dans de nombreux secteurs. La prévention n'a pas été prise en compte. Quant au blocage de la rémunération des médecins de ville depuis 1997, elle ne pouvait que nourrir des revendications justifiées.

Quels remèdes prescrivez-vous ?

Il faut revaloriser la médecine de ville. Je propose une rémunération en partie forfaitaire pour que les généralistes puissent consacrer le temps nécessaire à leurs patients et jouer leur rôle de prévention et de soins à domicile. Il faut que se créent de véritables réseaux de soins, ce que ne permet pas l'actuelle rémunération à l'acte. Cette revalorisation conditionne une meilleure coopération entre la médecine de ville et les hôpitaux dont les services d'urgence sont souvent submergés. Le moins qu'on puisse dire est que l'accompagnement des 35 heures n'a pas été convenablement anticipé ! Je propose, enfin, qu'on transforme les agences régionales hospitalières en agences régionales de santé pour coordonner l'ensemble des acteurs, dont les associations de malades qui ont leur mot à dire, à l'échelon local, de proximité.

Qui doit négocier ? Le gouvernement ou la caisse nationale d'assurance maladie ?

C'est clairement le rôle du gouvernement ! Il ne peut pas se dérober à sa responsabilité, rester prisonnier du court terme en se défaussant sur la CNAM qui n'a pas en charge la définition de la politique de santé du pays. Il faut satisfaire au mieux les demandes immédiates d'augmentation d'honoraires des médecins, qui s'indignent légitimement que l'assurance maladie dispose des moyens pour financer les 35 heures... mais accepte qu'ils aient les revenus les plus bas parmi les pays de niveau de développement comparable au nôtre ! Et améliorer leur système de protection sociale, en particulier leur dispositif de retraite par répartition. Ensuite, en concertation avec les syndicats de médecins, nous devrons engager la réflexion pour l'élaboration d'un plan national dans un calendrier n'excédant pas un an. Il faut repenser notre système pour préserver le droit égal aux soins de tous les citoyens. Sinon, nous irons vers un système à l'américaine, foncièrement inégalitaire. Il faut un peu d'audace et de vision pour moderniser notre système.

Propos recueillis par Jean-Pierre Tenoux.