Discours de Jean-Pierre CHEVENEMENT
à l’Assemblée Nationale
Le 03/10/01

 

Avec les attentats barbares du 11 septembre, les Etats-Unis ont pris conscience qu’ils n’étaient pas invulnérables sur leur sol et que dans un monde globalisé il n’y a pas de sanctuaire, bref que le « nouvel ordre mondial » proclamé par le Président Bush en 1991 pouvait déboucher sur un terrible désordre.

L’ensemble du monde développé comprend depuis le 11 septembre 2001 qu’il est entré  dans une ère nouvelle, lourde de périls nullement certains, mais jusqu’à présent négligés ou minimisés : affrontements interethniques ou interreligieux, conflits infraétatiques, repliements communautaristes, exacerbation des intégrismes et des extrêmismes, terrorisme qui est toujours un poison pour la démocratie, en ce qu’il répand la peur, fausse l’ensemble des relations sociales, à commencer par le débat démocratique lui-même, corrompt l’esprit civique, alimente la haine et le racisme.

Bien des illusions aujourd’hui se dissipent : la croissance garantie par l’essor des nouvelles technologies, la croyance en une régulation globale de toutes nos sociétés par le marché, la fin des cycles économiques, bref une mondialisation heureuse qui signerait aussi la fin de l’Histoire. Le retour de la tragédie marque aussi le retour du politique. On redécouvre la fonction originelle de l’Etat qui est la protection et la garantie de la sécurité des citoyens.

C’est pourquoi je voudrais évoquer d’abord la sécurité des Français, puis la voix de la France, plus nécessaire que jamais à l’avenir de la civilisation des hommes.

 

I – La sécurité des Français est la tâche qui doit nous mobiliser en priorité.

Même si dans un passé récent -1995-1996- nous avons été frappés par un terrorisme d’obédience régionale lié aux maquis algériens du GIA, nous sommes de moins en moins à l’abri des réseaux mondialisés du terrorisme intégriste d’origine wahabite, dont l’épicentre se trouve actuellement entre l’Afghanistan, le Pakistan et l’Arabie Séoudite.

C’est une raison supplémentaire pour ne ménager aucun soutien à la lutte entreprise par les Etats-Unis contre ces réseaux. Ceux-ci doivent être combattus sans défaillance partout dans le monde. Leurs camps, d’entraînement, particulièrement en Afghanistan, doivent être éradiqués.

Force est cependant de reconnaître que la panoplie actuelle des armements et les concepts de défense eux-mêmes –par exemple la théorie du zéro mort- ne sont pas adaptés à la lutte contre le terrorisme, cet ennemi sans visage de la démocratie. Les sous-marins nucléaires, les porte-avions et leur flotte d’avions embarqués ne sont pas les moyens les plus adéquats pour tarir la source de l’intégrisme fanatique dans les milliers de madrasses pakistano-afghanes.

Le bouclier anti-missile dont le coût est estimé à au moins 100 Milliards de $ n’aurait pas été d’une grande utilité contre les avions kamikazes qui ont frappé les tours jumelles. Quant à la suspension du service militaire en France, elle nous a privés d’une ressource précieuse. Notre armée de terre dont les effectifs ont été réduits de moitié pour constituer une force professionnalisée de projection lointaine n’est pas faite pour assurer la garde des points sensibles sur le territoire national.

On mesure avec le recul de cinq ans que la réforme de nos armées a été pensée d’une manière très courte, et sans une véritable prise en compte des menaces qui pèsent sur notre avenir. J’observe que le Secrétaire d’Etat à la Défense américain insiste désormais sur la défense du territoire, la préparation aux menaces asymétriques et le besoin de nouveaux concepts de dissuasion.

Face au risque du terrorisme, il est plus important de renforcer les services de police et d’investir dans le renseignement humain que de développer des systèmes antimissiles sophistiqués qui ne permettront jamais de déjouer les stratégies terroristes, parfaitement aptes à prendre appui sur les innombrables points faibles des sociétés développées.

Pour notre défense, il serait bon de mobiliser des crédits importants pour constituer, sur la base d’un volontariat puissamment encouragé, au moins un régiment de réserve par région.

Pour ce qui est de la police nationale, il est nécessaire de recruter et de former des spécialistes du renseignement, de renforcer la DCRG et la DST, mais aussi les moyens de la police judiciaire spécialisée dans la lutte contre le terrorisme ou contre le blanchiment d’argent sale.

Notre système de lutte centralisé contre le terrorisme –14ème section du TGI de Paris et DNAT- a fait maintes fois la preuve de son efficacité. Ne le laissons pas remettre en cause au nom de considérations parfaitement déplacées sur un sujet aussi grave. La coopération policière internationale a fait beaucoup de progrès. C’est avant tout une affaire de connaissance mutuelle, de confiance partagée et de volonté politique.

La création d’un collège européen de police il y a deux ans doit déboucher sur une mise en commun réelle des méthodes utilisées et des informations disponibles en matière d’anti-terrorisme. Pourquoi aussi ne pas élargir à d’autres pays, notamment aux Etats-Unis s’ils le souhaitent, la coopération nouée autour du système de traitement informatisé d’empreintes digitales Eurodac ? La lutte contre le terrorisme est une affaire mondiale et il est clair que l’Europe –autant que les Etats-Unis- offre à des réseaux dormants la possibilité de se former et de s’entraîner. Interpol dont le siège est à Lyon, ou le C.S.I.S. (Système d’Information Schengen) géré de Strasbourg par la France, constituent des outils informatisés efficaces de coopération policière, qu’il s’agisse du fichier des personnes recherchées ou des véhicules, armes ou billets volés.

La coopération judiciaire constitue certainement un point faible en matière de lutte internationale contre le terrorisme. Mais là aussi, la volonté politique compte plus que des effets d’annonce sur la création d’un mandat d’amener européen ou sur une définition commune du terrorisme. On vient de le voir avec l’extradition récente de Kamel Daoudi par la Grande-Bretagne. L’Assemblée Nationale a cependant besoin d’être éclairée sur la manière dont un mandat d’amener européen pourrait se concilier avec les principes généraux du droit français.

En matière de lutte antiterroriste, je veux insister sur un point essentiel : la coopération internationale des banques avec la justice et les services de police pour assurer une stricte surveillance des circuits financiers. On sait qu’Oussama Ben Laden dispose d’un grand nombre de holdings, de filiales, de sociétés écrans, de fondations pseudo-caritatives. Il faut une volonté politique pour aller encore plus loin que la suggestion d’ailleurs bienvenue faite à une récente réunion du G8 de créer un super GAFI contre le terrorisme. Ne serait-il pas temps d’abolir le secret bancaire dans les paradis fiscaux et d’instaurer une véritable traçabilité des mouvements de capitaux grâce à la mise à la disposition de la police, bien entendu sur réquisition d’un juge, des archives informatiques bancaires ? Toutes ces suggestions ont été faites dans un rapport au ministre de l’Intérieur de juin 2000, rapport dit Gravet-Garabiol. On imagine les résistances qu’une telle initiative peut rencontrer de la part de responsables politiques pour qui la libre circulation des capitaux et le secret bancaire étaient de véritables articles de foi. Mais il y a des moments où la foi doit vaciller et la raison se frayer un chemin. Il y a place dans ce domaine pour une grande initiative du gouvernement français car il faut savoir ce que l’on veut : ou bien tarir les sources de financement du terrorisme, ou bien protéger petits et grands trafics. La criminalité s’est mondialisée. Qu’il s’agisse de la drogue, du trafic d’armes ou du blanchiment d’argent sale, il s’est créé à l’échelle planétaire un immense marché de la transgression des normes. Tout laisse à penser que le financement du terrorisme est étroitement connecté à ces réseaux.

Ou bien les gouvernements s’avèrent capables d’y mettre de l’ordre, mais il est déjà bien tard, ou bien la lutte contre les réseaux terroristes restera superficielle : on pourra arrêter les exécutants mais beaucoup plus rarement les commanditaires, qui eux trouveront toujours des exécutants.

Le grand risque du XXIème siècle que j’ai souvent dénoncé, est celui de l’anomie, de l’absence de règles reconnues et partagées dans un monde qui juxtapose, sans valeurs ni références communes, ethnies, communautarismes, intégrismes religieux dont l’Islam n’a pas hélas le monopole –faut-il rappeler que Timothy Mac Veigh et Baruch Goldstein n’étaient pas des Musulmans ?-

Nous ne combattrons efficacement ce dérèglement dont le terrorisme est la forme extrême que si nous savons mobiliser sur nos valeurs, celles de la République, celles de la nation, communauté de citoyens sans distinction d’origine, unis par les mêmes droits et par les mêmes devoirs, égaux devant la loi, égaux en chances aussi, ce qui crée à la République d’impérieuses obligations.

De ce point de vue, la politique d’accès à la citoyenneté que j’avais cherché à initier par une circulaire de janvier 1999, reste d’une brûlante actualité. Il appartient à quiconque détient dans ce pays une responsabilité, de faire en sorte que nos jeunes compatriotes dont les parents ou les grands-parents sont nés outre-Méditerranée et qui sont particulièrement exposés au chômage puissent accéder à l’emploi dans les mêmes conditions que les autres jeunes Français. Cela implique des programmes mobilisateurs dans chaque département, des préparations spéciales aux concours de la Fonction Publique, à partir notamment du réservoir des emplois-jeunes, sans quotas mais en s’appuyant sur les talents dont cette jeunesse est riche. Qui ne le voit ? La République ne peut tolérer nulle ségrégation, fût-elle de fait. Il y a là un immense défi à relever. Si nous en sommes capables, nous serons aussi mieux armés pour faire appliquer la loi républicaine, sur la base d’un civisme également partagé. L’immigration n’implique nulle prédestination. Tous les jeunes sont des citoyens et doivent être traités comme tels.

La crise de l’intégration républicaine, les replis communautaristes traduisent aussi une crise de la France : comment donner envie de devenir Français si se perdent la fierté et l’amour de la France ?

*

Hier après-midi, à l’occasion des questions d’actualité, M. Cardo, député des Yvelines, a, bien mal à propos à mon sens, mis en cause la consultation que j’ai lancée en octobre 1999 en direction des différentes sensibilités de l’Islam en France. L’Islam est dans notre pays la deuxième religion. Il faut cesser de confondre l’Islam avec l’islamisme. Toutes les religions ont leurs intégrismes.

Il est plus judicieux d’aider l’Islam de France à s’organiser de manière responsable et à prendre place, à l’égal des trois religions traditionnelles, à la table de la République. C’est ce que j’ai tenté sur la base d’une Déclaration préalable, cosignée par toutes les tendances de l’Islam de France, intitulée « Principes et fondements juridiques régissant les rapports entre les Pouvoirs Publics et le culte musulman en France ».

Cette Déclaration affirme solennellement l’attachement des organisations et des mosquées qui l’ont signée à la liberté de pensée, à la liberté de religion, au caractère laïque de la République, au principe selon lequel tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. « C’est pourquoi -je cite- toute discrimination fondée sur le sexe, la religion, l’appartenance ethnique est contraire à ce principe et pénalement répréhensible. » De même, les organisation signataires déclarent reconnaître sans restriction les dispositions de la Convention européenne des droits de l’Homme du 4 novembre 1950 relatives à la liberté de pensée, de conscience et de religion.

Ne pensez-vous pas qu’il y a là aussi, outre la reconnaissance de l‘égale dignité de chaque citoyen, quelle que soit sa religion, un encouragement donné à l’Islam tout entier à retrouver la tradition de l’interprétation, « l’Ijtihad », pour lui permettre, conformément à l’intuition de Jacques Berque dont je tiens à saluer la mémoire, d’épouser le monde moderne ?

Rien ne serait plus inepte et plus dangereux que de vouloir confondre tous les musulmans avec une poignée de fanatiques. Nos concitoyens de tradition musulmane –tous ne sont pas pratiquants- sont inquiets. Ils craignent les amalgames hâtifs. Ils se sentent aussi victimes de ces attentats sauvages dont le but est d’ailleurs bien de creuser un fossé d’incompréhension et de haine entre les musulmans et les autres. Sachons les rassurer en montrant également notre sang-froid et la fermeté de nos convictions républicaines. C’est la seule attitude digne et, j’ajoute, intelligente. Les démagogues qui excitent à la haine et au rejet des musulmans font le jeu des terroristes. Pour isoler ceux-ci avant de les réduire, il faut rester fermement ancré dans les valeurs de la République. C’est aussi de cette manière que nous assurerons la sécurité des Français.

*

La République et l’Etat républicain sont nos meilleurs remparts face aux périls de l’anomie, l’absence de règles. Comment ne pas voir que les réseaux mondialisés du terrorisme ont pu se développer à la faveur du vide étatique, non seulement en Afghanistan ou en Somalie mais également dans des domaines essentiels où l’absence de règles internationales codifiées confine à l’imprévoyance voire à la complaisance ?

Le choc du 11 septembre a aussi accéléré un tassement de l’activité économique qui depuis plusieurs mois se profilait à l’horizon. Là encore le retour de la Puissance publique s’inscrit en filigrane des évènements que nous venons de vivre car la crise que nous vivons est plus qu’une crise de leadership : c’est une crise de confiance qui touche aux valeurs et à l’orientation même de nos sociétés. On est allé trop loin dans la voie de la globalisation libérale. On ne peut pas juxtaposer sans risque sous l’empire de la seule loi du marché des cultures, des sociétés, des économies, des agricultures aussi différentes que celles qui existent de par le monde. Partout l’Etat a un rôle régulateur à jouer pour contenir les débordements d’une mondialisation sauvage.

On s’étonnera seulement qu’après que le Président Bush ait annoncé une aide aux compagnies aériennes américaines, Bruxelles ait évoqué une atteinte à la libre concurrence. Il y a de ce côté-ci de l’Atlantique un sérieux retard à l’allumage, bref des pendules à mettre à l’heure. C’est ainsi que la Banque Centrale Européenne, après une longue résistance qui n’a pas peu contribué au ralentissement de la conjoncture économique au premier semestre, a fini, après le 11 septembre, par baisser ses taux d’un demi-point, mesurette qui n’est pas à la hauteur de la récession qui se profile, alors que le Federal Reserve Board en est à sa neuvième baisse depuis le début de l’année.

Il est temps, Monsieur le Premier ministre, d’organiser le retour de l’Etat républicain et de faire en sorte que la France pèse à Bruxelles pour qu’une réponse, si possible coordonnée, soit apportée à la crise qui vient. Nous avons besoin d’une autre Europe.

Pourquoi ainsi ne pas relancer le programme de grands travaux européens arrêté à tous les sens du terme en 1994 ? Pourquoi ne pas lancer des emprunts communautaires ou multiémetteurs pour financer les réseaux à grande vitesse ou ceux dédiés au frêt ferroviaire, creuser des tunnels transfrontaliers sous les Alpes et les Pyrénées, relancer le développement technologique de l’Europe ? Car notre continent, depuis vingt ans, s’est laissé distancer par les Etats-Unis. Le retour de l’Etat républicain et la construction d’une autre Europe, ce sera aussi une façon d’assurer la sécurité des Français.
 
 

II – La voix de la France, face à une crise mondiale, doit se faire entendre non seulement en Europe mais aussi dans le monde.

Un dirigeant soviétique, Arbatov, à la fin des années 1980, avait adressé aux Etats-Unis un avertissement lourd de sens : « Nous allons vous rendre le pire des services : nous allons vous priver d’ennemi ».

L’effondrement du mur de Berlin puis la guerre du Golfe ont donné aux Etats-Unis le sentiment d’un triomphe définitif. On se souvient du mot du Président Bush en mars 1991 : « Le syndrome du Viet-Nam  est définitivement enfoui sous les sables de l’Arabie. »

Et voilà que le propos prémonitoire d’Arbatov prend tout son sens : On peut aujourd’hui se demander en effet si le conflit Est-Ouest, pendant près d’un demi-siècle, n’a pas occulté une confrontation d’un autre type entre le Nord et le Sud de notre planète. Le creusement abyssal des écarts démographiques et des inégalités économiques à trop longtemps été ignoré. La perception d’un monde à deux vitesses s’est créée, prolongée par la réalité d’une justice internationale elle-même à deux vitesses. Tout s’est passé comme si la fracture de l’Humanité passait inaperçue ou était tolérée dans les pays du Nord, ne suscitant que de passagères ferveurs humanitaires, mais jamais de traitements politiques et économiques de fond, tout au plus quelques études statistiques instructives des organismes spécialisés de l’ONU. Peu à peu c’est l’idée même du développement qui a été considérée comme archaïque, ringarde, bref une idée des années soixante.

L’ère des indépendances a débouché sur l’échec des modèles de développement auto-centrés plus ou moins inspirés de l’Union Soviétique. Quant à la mondialisation libérale, si certains pays de l’Asie Orientale ont su en tirer parti, tout en prenant appui sur un modèle étatique autoritaire, elle a laissé de côté l’Afrique, une part de l’Amérique Latine, et surtout le monde arabo-musulman.

L’entrée de celui-ci dans la modernité ou au contraire sa régression dans un intégrisme obscurantiste est l’un des plus grands défis qui se posent à l’orée du XXIème siècle. Chacun en effet prend conscience de cette évidence que le Nord ne peut ignorer le Sud. Le monde a rapetissé. Depuis longtemps l’extension des pandémies, les migrations clandestines, le trafic de drogue manifestent à quel point les Etats-Unis et l’Europe sont en fait vulnérables.

L’attentat du 11 septembre ne fait qu’accélérer cette prise de conscience. Il faut bien entendu écarter l’idée simple de faire de l’indifférence de l’Occident la cause du crime atroce commis le 11 septembre. En effet, l’intégrisme islamiste a sa propre logique endogène. Abd-Ul-Wahab, le fondateur au XVIIIème siècle du wahabisme, qui inspira la chevauchée d’Ibu Seoud au début du siècle dernier, ignorait aussi bien les Etats-Unis qu’Israël. Le fondamentalisme est une des interprétations de l’Islam. Il n’est pas la seule. L’Islam a aussi produit la civilisation des Abbassides, la plus avancée de son temps, Damas, l’Egypte des Fatimides, l’Andalousie, Samarcande, le Maroc de Moulay Ismaël, et bien d’autres merveilles. Quant au fondamentalisme il ne débouche pas forcément ni même généralement sur le terrorisme.

En réalité, le terrorisme intégriste est une idéologie moderne. Confronté depuis l’expédition de Bonaparte en Egypte au défi de l’Occident, l’Orient arabo-musulman a d’abord cherché, de Mehemet Ali à Nasser, une réponse qui se plaçait sur le même terrain : celui de la modernité, qu’elle fût libérale ou socialiste, et même de la laïcité.

Mûrie depuis plus d’un demi-siècle en Egypte ou au Pakistan, à travers des théoriciens comme Hassan-El-Banna et Mawdoudi, la réponse intégriste est d’une tout autre nature : elle ne cherche pas à concurrencer l’Occident sur son terrain. Elle oppose à son matérialisme, à son athéisme, à sa corruption, réels ou supposés, l’idée d’une société pure qui se conformerait entièrement à l’orthodoxie de la Chariah, une idéocratie ou plus exactement une théocratie. Et cette réponse de l’intégrisme s’épanouit depuis une génération sur la base de l’échec des réponses modernistes et plus précisément de l’échec du nasserisme et du nationalisme arabe en Egypte, en Irak, et en Palestine. Il y a dix ans éclatait la guerre du Golfe. Comment ne pas voir aujourd’hui qu’elle était non seulement une réponse disproportionnée –puisqu’elle dure encore sous la forme d’un embargo cruel- mais plus encore un contresens historique ?

En diabolisant l’Irak, à des fins essentiellement pétrolières et pour assurer leur contrôle sur le Golfe, où se trouvent concentrés les deux-tiers des réserves mondiales de brut, celui-ci représentant à lui seul plus de la moitié du commerce international de toutes les matières premières minérales et végétales, les Etats-Unis ont laissé le champ libre à la radicalisation intégriste.

Comment ne pas voir que celle-ci a trouvé un terreau favorable dans l’humiliation de l’âme musulmane, particulièrement dans les pays arabes ?

Il ne s’agit pas d’opposer un manichéisme à un autre et de faire comme si le problème était de prendre parti pour ou contre l’Amérique. Nous sommes solidaires du peuple américain blessé dans sa chair. Mais il s’agit de combattre le terrorisme, et de le faire sur la base de valeurs universelles dans lesquelles tous les hommes, à quelque civilisation qu’ils appartiennent, puissent se reconnaître, bref de le combattre avec à la fois fermeté et intelligence pour le réduire un jour. Il ne s’agit donc pas d’opposer à l’intégrisme islamiste un intégrisme d’une autre nature, une sorte d’intégrisme de l’Occident, qui serait une défaite de la pensée et pour le coup une défaite de l’Occident.

Nous comprenons que les Etats-Unis exercent un droit légitime en cherchant à renverser le régime des talibans qui abrite la tête des réseaux terroristes, régime dont il faut rappeler que le peuple afghan est la première victime. Mais dans la mesure où la France n’est associée ni à la définition des objectifs, ni à la mise en œuvre concrète des moyens militaires dans une région du monde qui n’a jamais été dans sa sphère d’influence, il est naturel qu’elle puisse déterminer elle-même les formes de son soutien et qu’elle conserve dans l’intérêt de l’humanité tout entière sa liberté de jugement, de proposition et d’action.

L’Administration américaine semble avoir compris, de façon méritoire, qu’elle ne devait rien faire qui puisse solidariser les peuples arabo-musulmans, dans leur masse, avec le fanatisme intégriste.

Il lui revient la lourde tâche de peser sur le Pakistan et sur l’Arabie Séoudite pour isoler et renverser aux moindres frais le régime des Talibans et éradiquer les bases et les camps d’entraînement des terroristes à la frontière pakistano-afghane.

La meilleure contribution que puisse apporter la France est de préserver sa relation avec les pays arabes du Maghreb et du Proche-Orient pour faciliter le jour venu les médiations nécessaires.

Plus que jamais en effet, il est indispensable de recherche une paix qui aille de la Méditerranée au Golfe. Le peuple palestinien doit disposer d’un Etat viable. Celui-ci sera la meilleure garantie de la sécurité à laquelle Israël a droit. L’Irak doit enfin pouvoir retrouver la voie d’un développement pacifique sur la base d’un accord régional de limitation des armements. Aucune paix durable n’est possible, sinon sur la base du respect de la dignité et de l’identité des peuples. C’est ainsi qu’on asséchera le terreau sur lequel a pu s’étendre le terrorisme intégriste, en l’isolant et en le désactivant progressivement pour mieux le combattre et un jour l’éradiquer définitivement.

De la même manière qu’au plan intérieur, la meilleure riposte au terrorisme est dans l’affirmation des valeurs de la citoyenneté, de la même manière au plan international, le dialogue vaut mieux que le choc des civilisations.

L’essor des technologies au XXIème siècle offre la possibilité d’une coopération féconde entre Israël et les peuples arabes qui pourront ainsi combler leur retard et laver une humiliation vieille de près de deux siècles. Une paix juste et respectueuse de leur dignité est pour cela nécessaire au Proche et au Moyen-Orient. Est-ce rêver que d’attendre de la France qu’elle mobilise la communauté internationale tout entière sur cet objectif ?

A ceux qui prétendent que l’intégrisme est tout à fait capable d’utiliser la technique à ses fins, je répondrai que seul le développement créera dans le monde arabe des classes moyennes et fera évoluer les mentalités vers une approche plus rationnelle de l’existence dès lors bien sûr qu’une paix juste sera intervenue.

Bien entendu, les Etats-Unis doivent être intéressés par cette perspective historique, tout comme Israël dont l’intérêt n’est pas de devenir l’otage d’une violence sans fin.

Il me semble que les Etats-Unis ont moins besoin par les temps qui courent de supplétifs que d’alliés solides et de bon conseil. La multipolarité du monde est dans l’intérêt des Etats-Unis eux-mêmes qui n’ont pas seuls les moyens de dominer le monde entier.

La France qui est leur plus vieil allié peut jouer un rôle essentiel pour aider à construire l’unité de l’espèce humaine qui correspond aux valeurs d’une civilisation qui nous est commune. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : Le Nord ne peut se barricader derrière les frontières d’un nouveau limes. Il faut impérativement résoudre des problèmes politiques pendants depuis trop longtemps, à peine d’aller vers des malheurs toujours grandissants. Il faudra aussi fixer des règles justes à la mondialisation, qu’il s’agisse de l’effacement de la dette, du prix des matières premières ou du relèvement de l’aide publique. C’est ainsi également que nous assurerons la sécurité des Français.

*
*   *

Il est temps de dire la vérité à nos concitoyens : Nous sommes entrés dans le XXIème siècle. Il sera difficile car le défi est immense et les anciennes stratégies ont fait faillite.

C’est le retour du politique. Ce peut être, ce doit être aussi le retour de la France. Car seules les valeurs universelles dont la République porte l’héritage depuis deux siècles –liberté de pensée, laïcité, citoyenneté, égalité- permettront de dominer les fureurs des intégrismes et des communautarismes et de tracer le chemin semé d’embûches d’une fraternité humaine toujours à construire.