Discours
de Jean-Pierre CHEVENEMENT
à
l’Assemblée Nationale
Le 03/10/01
Avec les attentats barbares du 11 septembre, les Etats-Unis ont pris conscience qu’ils n’étaient pas invulnérables sur leur sol et que dans un monde globalisé il n’y a pas de sanctuaire, bref que le « nouvel ordre mondial » proclamé par le Président Bush en 1991 pouvait déboucher sur un terrible désordre.
L’ensemble
du monde développé comprend depuis le 11 septembre 2001 qu’il est entré
dans une ère nouvelle, lourde de périls nullement certains, mais jusqu’à présent
négligés ou minimisés : affrontements interethniques ou interreligieux,
conflits infraétatiques, repliements communautaristes, exacerbation des intégrismes
et des extrêmismes, terrorisme qui est toujours un poison pour la démocratie,
en ce qu’il répand la peur, fausse l’ensemble des relations sociales, à
commencer par le débat démocratique lui-même, corrompt l’esprit civique,
alimente la haine et le racisme.
Bien
des illusions aujourd’hui se dissipent : la croissance garantie par l’essor
des nouvelles technologies, la croyance en une régulation globale de toutes nos
sociétés par le marché, la fin des cycles économiques, bref une
mondialisation heureuse qui signerait aussi la fin de l’Histoire. Le retour de
la tragédie marque aussi le retour du politique. On redécouvre la fonction
originelle de l’Etat qui est la protection et la garantie de la sécurité des
citoyens.
C’est
pourquoi je voudrais évoquer d’abord la sécurité des Français, puis la
voix de la France, plus nécessaire que jamais à l’avenir de la civilisation
des hommes.
I
– La sécurité des Français est la tâche qui doit nous mobiliser en priorité.
Même
si dans un passé récent -1995-1996- nous avons été frappés par un
terrorisme d’obédience régionale lié aux maquis algériens du GIA, nous
sommes de moins en moins à l’abri des réseaux mondialisés du terrorisme intégriste
d’origine wahabite, dont l’épicentre se trouve actuellement entre l’Afghanistan,
le Pakistan et l’Arabie Séoudite.
C’est
une raison supplémentaire pour ne ménager aucun soutien à la lutte entreprise
par les Etats-Unis contre ces réseaux. Ceux-ci doivent être combattus sans défaillance
partout dans le monde. Leurs camps, d’entraînement, particulièrement en
Afghanistan, doivent être éradiqués.
Force
est cependant de reconnaître que la panoplie actuelle des armements et les
concepts de défense eux-mêmes –par exemple la théorie du zéro mort- ne
sont pas adaptés à la lutte contre le terrorisme, cet ennemi sans visage de la
démocratie. Les sous-marins nucléaires, les porte-avions et leur flotte
d’avions embarqués ne sont pas les moyens les plus adéquats pour tarir la
source de l’intégrisme fanatique dans les milliers de madrasses
pakistano-afghanes.
Le
bouclier anti-missile dont le coût est estimé à au moins 100 Milliards de $
n’aurait pas été d’une grande utilité contre les avions kamikazes qui ont
frappé les tours jumelles. Quant à la suspension du service militaire en
France, elle nous a privés d’une ressource précieuse. Notre armée de terre
dont les effectifs ont été réduits de moitié pour constituer une force
professionnalisée de projection lointaine n’est pas faite pour assurer la
garde des points sensibles sur le territoire national.
On
mesure avec le recul de cinq ans que la réforme de nos armées a été pensée
d’une manière très courte, et sans une véritable prise en compte des
menaces qui pèsent sur notre avenir. J’observe que le Secrétaire d’Etat à
la Défense américain insiste désormais sur la défense du territoire, la préparation
aux menaces asymétriques et le besoin de nouveaux concepts de dissuasion.
Face
au risque du terrorisme, il est plus important de renforcer les services de
police et d’investir dans le renseignement humain que de développer des systèmes
antimissiles sophistiqués qui ne permettront jamais de déjouer les stratégies
terroristes, parfaitement aptes à prendre appui sur les innombrables points
faibles des sociétés développées.
Pour
notre défense, il serait bon de mobiliser des crédits importants pour
constituer, sur la base d’un volontariat puissamment encouragé, au moins un régiment
de réserve par région.
Pour
ce qui est de la police nationale, il est nécessaire de recruter et de former
des spécialistes du renseignement, de renforcer la DCRG et la DST, mais aussi
les moyens de la police judiciaire spécialisée dans la lutte contre le
terrorisme ou contre le blanchiment d’argent sale.
Notre
système de lutte centralisé contre le terrorisme –14ème section du TGI de
Paris et DNAT- a fait maintes fois la preuve de son efficacité. Ne le laissons
pas remettre en cause au nom de considérations parfaitement déplacées sur un
sujet aussi grave. La coopération policière internationale a fait beaucoup de
progrès. C’est avant tout une affaire de connaissance mutuelle, de confiance
partagée et de volonté politique.
La
création d’un collège européen de police il y a deux ans doit déboucher
sur une mise en commun réelle des méthodes utilisées et des informations
disponibles en matière d’anti-terrorisme. Pourquoi aussi ne pas élargir à
d’autres pays, notamment aux Etats-Unis s’ils le souhaitent, la coopération
nouée autour du système de traitement informatisé d’empreintes digitales
Eurodac ? La lutte contre le terrorisme est une affaire mondiale et il est clair
que l’Europe –autant que les Etats-Unis- offre à des réseaux dormants la
possibilité de se former et de s’entraîner. Interpol dont le siège est à
Lyon, ou le C.S.I.S. (Système d’Information Schengen) géré de Strasbourg
par la France, constituent des outils informatisés efficaces de coopération
policière, qu’il s’agisse du fichier des personnes recherchées ou des véhicules,
armes ou billets volés.
La
coopération judiciaire constitue certainement un point faible en matière de
lutte internationale contre le terrorisme. Mais là aussi, la volonté politique
compte plus que des effets d’annonce sur la création d’un mandat d’amener
européen ou sur une définition commune du terrorisme. On vient de le voir avec
l’extradition récente de Kamel Daoudi par la Grande-Bretagne. L’Assemblée
Nationale a cependant besoin d’être éclairée sur la manière dont un mandat
d’amener européen pourrait se concilier avec les principes généraux du
droit français.
En
matière de lutte antiterroriste, je veux insister sur un point essentiel : la
coopération internationale des banques avec la justice et les services de
police pour assurer une stricte surveillance des circuits financiers. On sait
qu’Oussama Ben Laden dispose d’un grand nombre de holdings, de filiales, de
sociétés écrans, de fondations pseudo-caritatives. Il faut une volonté
politique pour aller encore plus loin que la suggestion d’ailleurs bienvenue
faite à une récente réunion du G8 de créer un super GAFI contre le
terrorisme. Ne serait-il pas temps d’abolir le secret bancaire dans les
paradis fiscaux et d’instaurer une véritable traçabilité des mouvements de
capitaux grâce à la mise à la disposition de la police, bien entendu sur réquisition
d’un juge, des archives informatiques bancaires ? Toutes ces suggestions ont
été faites dans un rapport au ministre de l’Intérieur de juin 2000, rapport
dit Gravet-Garabiol. On imagine les résistances qu’une telle initiative peut
rencontrer de la part de responsables politiques pour qui la libre circulation
des capitaux et le secret bancaire étaient de véritables articles de foi. Mais
il y a des moments où la foi doit vaciller et la raison se frayer un chemin. Il
y a place dans ce domaine pour une grande initiative du gouvernement français
car il faut savoir ce que l’on veut : ou bien tarir les sources de financement
du terrorisme, ou bien protéger petits et grands trafics. La criminalité
s’est mondialisée. Qu’il s’agisse de la drogue, du trafic d’armes ou du
blanchiment d’argent sale, il s’est créé à l’échelle planétaire un
immense marché de la transgression des normes. Tout laisse à penser que le
financement du terrorisme est étroitement connecté à ces réseaux.
Ou
bien les gouvernements s’avèrent capables d’y mettre de l’ordre, mais il
est déjà bien tard, ou bien la lutte contre les réseaux terroristes restera
superficielle : on pourra arrêter les exécutants mais beaucoup plus rarement
les commanditaires, qui eux trouveront toujours des exécutants.
Le
grand risque du XXIème siècle que j’ai souvent dénoncé, est celui de
l’anomie, de l’absence de règles reconnues et partagées dans un monde qui
juxtapose, sans valeurs ni références communes, ethnies, communautarismes, intégrismes
religieux dont l’Islam n’a pas hélas le monopole –faut-il rappeler que
Timothy Mac Veigh et Baruch Goldstein n’étaient pas des Musulmans ?-
Nous
ne combattrons efficacement ce dérèglement dont le terrorisme est la forme
extrême que si nous savons mobiliser sur nos valeurs, celles de la République,
celles de la nation, communauté de citoyens sans distinction d’origine, unis
par les mêmes droits et par les mêmes devoirs, égaux devant la loi, égaux en
chances aussi, ce qui crée à la République d’impérieuses obligations.
De
ce point de vue, la politique d’accès à la citoyenneté que j’avais cherché
à initier par une circulaire de janvier 1999, reste d’une brûlante actualité.
Il appartient à quiconque détient dans ce pays une responsabilité, de faire
en sorte que nos jeunes compatriotes dont les parents ou les grands-parents sont
nés outre-Méditerranée et qui sont particulièrement exposés au chômage
puissent accéder à l’emploi dans les mêmes conditions que les autres jeunes
Français. Cela implique des programmes mobilisateurs dans chaque département,
des préparations spéciales aux concours de la Fonction Publique, à partir
notamment du réservoir des emplois-jeunes, sans quotas mais en s’appuyant sur
les talents dont cette jeunesse est riche. Qui ne le voit ? La République ne
peut tolérer nulle ségrégation, fût-elle de fait. Il y a là un immense défi
à relever. Si nous en sommes capables, nous serons aussi mieux armés pour
faire appliquer la loi républicaine, sur la base d’un civisme également
partagé. L’immigration n’implique nulle prédestination. Tous les jeunes
sont des citoyens et doivent être traités comme tels.
La
crise de l’intégration républicaine, les replis communautaristes traduisent
aussi une crise de la France : comment donner envie de devenir Français si se
perdent la fierté et l’amour de la France ?
*
Hier
après-midi, à l’occasion des questions d’actualité, M. Cardo, député
des Yvelines, a, bien mal à propos à mon sens, mis en cause la consultation
que j’ai lancée en octobre 1999 en direction des différentes sensibilités
de l’Islam en France. L’Islam est dans notre pays la deuxième religion. Il
faut cesser de confondre l’Islam avec l’islamisme. Toutes les religions ont
leurs intégrismes.
Il
est plus judicieux d’aider l’Islam de France à s’organiser de manière
responsable et à prendre place, à l’égal des trois religions
traditionnelles, à la table de la République. C’est ce que j’ai tenté sur
la base d’une Déclaration préalable, cosignée par toutes les tendances de
l’Islam de France, intitulée « Principes et fondements juridiques régissant
les rapports entre les Pouvoirs Publics et le culte musulman en France ».
Cette
Déclaration affirme solennellement l’attachement des organisations et des
mosquées qui l’ont signée à la liberté de pensée, à la liberté de
religion, au caractère laïque de la République, au principe selon lequel tous
les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. « C’est pourquoi
-je cite- toute discrimination fondée sur le sexe, la religion,
l’appartenance ethnique est contraire à ce principe et pénalement répréhensible.
» De même, les organisation signataires déclarent reconnaître sans
restriction les dispositions de la Convention européenne des droits de l’Homme
du 4 novembre 1950 relatives à la liberté de pensée, de conscience et de
religion.
Ne
pensez-vous pas qu’il y a là aussi, outre la reconnaissance de l‘égale
dignité de chaque citoyen, quelle que soit sa religion, un encouragement donné
à l’Islam tout entier à retrouver la tradition de l’interprétation, «
l’Ijtihad », pour lui permettre, conformément à l’intuition de Jacques
Berque dont je tiens à saluer la mémoire, d’épouser le monde moderne ?
Rien
ne serait plus inepte et plus dangereux que de vouloir confondre tous les
musulmans avec une poignée de fanatiques. Nos concitoyens de tradition
musulmane –tous ne sont pas pratiquants- sont inquiets. Ils craignent les
amalgames hâtifs. Ils se sentent aussi victimes de ces attentats sauvages dont
le but est d’ailleurs bien de creuser un fossé d’incompréhension et de
haine entre les musulmans et les autres. Sachons les rassurer en montrant également
notre sang-froid et la fermeté de nos convictions républicaines. C’est la
seule attitude digne et, j’ajoute, intelligente. Les démagogues qui excitent
à la haine et au rejet des musulmans font le jeu des terroristes. Pour isoler
ceux-ci avant de les réduire, il faut rester fermement ancré dans les valeurs
de la République. C’est aussi de cette manière que nous assurerons la sécurité
des Français.
*
La
République et l’Etat républicain sont nos meilleurs remparts face aux périls
de l’anomie, l’absence de règles. Comment ne pas voir que les réseaux
mondialisés du terrorisme ont pu se développer à la faveur du vide étatique,
non seulement en Afghanistan ou en Somalie mais également dans des domaines
essentiels où l’absence de règles internationales codifiées confine à
l’imprévoyance voire à la complaisance ?
Le
choc du 11 septembre a aussi accéléré un tassement de l’activité économique
qui depuis plusieurs mois se profilait à l’horizon. Là encore le retour de
la Puissance publique s’inscrit en filigrane des évènements que nous venons
de vivre car la crise que nous vivons est plus qu’une crise de leadership :
c’est une crise de confiance qui touche aux valeurs et à l’orientation même
de nos sociétés. On est allé trop loin dans la voie de la globalisation libérale.
On ne peut pas juxtaposer sans risque sous l’empire de la seule loi du marché
des cultures, des sociétés, des économies, des agricultures aussi différentes
que celles qui existent de par le monde. Partout l’Etat a un rôle régulateur
à jouer pour contenir les débordements d’une mondialisation sauvage.
On
s’étonnera seulement qu’après que le Président Bush ait annoncé une aide
aux compagnies aériennes américaines, Bruxelles ait évoqué une atteinte à
la libre concurrence. Il y a de ce côté-ci de l’Atlantique un sérieux
retard à l’allumage, bref des pendules à mettre à l’heure. C’est ainsi
que la Banque Centrale Européenne, après une longue résistance qui n’a pas
peu contribué au ralentissement de la conjoncture économique au premier
semestre, a fini, après le 11 septembre, par baisser ses taux d’un
demi-point, mesurette qui n’est pas à la hauteur de la récession qui se
profile, alors que le Federal Reserve Board en est à sa neuvième baisse depuis
le début de l’année.
Il
est temps, Monsieur le Premier ministre, d’organiser le retour de l’Etat républicain
et de faire en sorte que la France pèse à Bruxelles pour qu’une réponse, si
possible coordonnée, soit apportée à la crise qui vient. Nous avons besoin
d’une autre Europe.
Pourquoi
ainsi ne pas relancer le programme de grands travaux européens arrêté à tous
les sens du terme en 1994 ? Pourquoi ne pas lancer des emprunts communautaires
ou multiémetteurs pour financer les réseaux à grande vitesse ou ceux dédiés
au frêt ferroviaire, creuser des tunnels transfrontaliers sous les Alpes et les
Pyrénées, relancer le développement technologique de l’Europe ? Car notre
continent, depuis vingt ans, s’est laissé distancer par les Etats-Unis. Le
retour de l’Etat républicain et la construction d’une autre Europe, ce sera
aussi une façon d’assurer la sécurité des Français.
II
– La voix de la France, face à une crise mondiale, doit se faire entendre non
seulement en Europe mais aussi dans le monde.
Un
dirigeant soviétique, Arbatov, à la fin des années 1980, avait adressé aux
Etats-Unis un avertissement lourd de sens : « Nous allons vous rendre le pire
des services : nous allons vous priver d’ennemi ».
L’effondrement
du mur de Berlin puis la guerre du Golfe ont donné aux Etats-Unis le sentiment
d’un triomphe définitif. On se souvient du mot du Président Bush en mars
1991 : « Le syndrome du Viet-Nam est définitivement enfoui sous les
sables de l’Arabie. »
Et
voilà que le propos prémonitoire d’Arbatov prend tout son sens : On peut
aujourd’hui se demander en effet si le conflit Est-Ouest, pendant près d’un
demi-siècle, n’a pas occulté une confrontation d’un autre type entre le
Nord et le Sud de notre planète. Le creusement abyssal des écarts démographiques
et des inégalités économiques à trop longtemps été ignoré. La perception
d’un monde à deux vitesses s’est créée, prolongée par la réalité
d’une justice internationale elle-même à deux vitesses. Tout s’est passé
comme si la fracture de l’Humanité passait inaperçue ou était tolérée
dans les pays du Nord, ne suscitant que de passagères ferveurs humanitaires,
mais jamais de traitements politiques et économiques de fond, tout au plus
quelques études statistiques instructives des organismes spécialisés de l’ONU.
Peu à peu c’est l’idée même du développement qui a été considérée
comme archaïque, ringarde, bref une idée des années soixante.
L’ère
des indépendances a débouché sur l’échec des modèles de développement
auto-centrés plus ou moins inspirés de l’Union Soviétique. Quant à la
mondialisation libérale, si certains pays de l’Asie Orientale ont su en tirer
parti, tout en prenant appui sur un modèle étatique autoritaire, elle a laissé
de côté l’Afrique, une part de l’Amérique Latine, et surtout le monde
arabo-musulman.
L’entrée
de celui-ci dans la modernité ou au contraire sa régression dans un intégrisme
obscurantiste est l’un des plus grands défis qui se posent à l’orée du
XXIème siècle. Chacun en effet prend conscience de cette évidence que le Nord
ne peut ignorer le Sud. Le monde a rapetissé. Depuis longtemps l’extension
des pandémies, les migrations clandestines, le trafic de drogue manifestent à
quel point les Etats-Unis et l’Europe sont en fait vulnérables.
L’attentat
du 11 septembre ne fait qu’accélérer cette prise de conscience. Il faut bien
entendu écarter l’idée simple de faire de l’indifférence de l’Occident
la cause du crime atroce commis le 11 septembre. En effet, l’intégrisme
islamiste a sa propre logique endogène. Abd-Ul-Wahab, le fondateur au XVIIIème
siècle du wahabisme, qui inspira la chevauchée d’Ibu Seoud au début du siècle
dernier, ignorait aussi bien les Etats-Unis qu’Israël. Le fondamentalisme est
une des interprétations de l’Islam. Il n’est pas la seule. L’Islam a
aussi produit la civilisation des Abbassides, la plus avancée de son temps,
Damas, l’Egypte des Fatimides, l’Andalousie, Samarcande, le Maroc de Moulay
Ismaël, et bien d’autres merveilles. Quant au fondamentalisme il ne débouche
pas forcément ni même généralement sur le terrorisme.
En
réalité, le terrorisme intégriste est une idéologie moderne. Confronté
depuis l’expédition de Bonaparte en Egypte au défi de l’Occident, l’Orient
arabo-musulman a d’abord cherché, de Mehemet Ali à Nasser, une réponse qui
se plaçait sur le même terrain : celui de la modernité, qu’elle fût libérale
ou socialiste, et même de la laïcité.
Mûrie
depuis plus d’un demi-siècle en Egypte ou au Pakistan, à travers des théoriciens
comme Hassan-El-Banna et Mawdoudi, la réponse intégriste est d’une tout
autre nature : elle ne cherche pas à concurrencer l’Occident sur son terrain.
Elle oppose à son matérialisme, à son athéisme, à sa corruption, réels ou
supposés, l’idée d’une société pure qui se conformerait entièrement à
l’orthodoxie de la Chariah, une idéocratie ou plus exactement une théocratie.
Et cette réponse de l’intégrisme s’épanouit depuis une génération sur
la base de l’échec des réponses modernistes et plus précisément de l’échec
du nasserisme et du nationalisme arabe en Egypte, en Irak, et en Palestine. Il y
a dix ans éclatait la guerre du Golfe. Comment ne pas voir aujourd’hui
qu’elle était non seulement une réponse disproportionnée –puisqu’elle
dure encore sous la forme d’un embargo cruel- mais plus encore un contresens
historique ?
En
diabolisant l’Irak, à des fins essentiellement pétrolières et pour assurer
leur contrôle sur le Golfe, où se trouvent concentrés les deux-tiers des réserves
mondiales de brut, celui-ci représentant à lui seul plus de la moitié du
commerce international de toutes les matières premières minérales et végétales,
les Etats-Unis ont laissé le champ libre à la radicalisation intégriste.
Comment
ne pas voir que celle-ci a trouvé un terreau favorable dans l’humiliation de
l’âme musulmane, particulièrement dans les pays arabes ?
Il
ne s’agit pas d’opposer un manichéisme à un autre et de faire comme si le
problème était de prendre parti pour ou contre l’Amérique. Nous sommes
solidaires du peuple américain blessé dans sa chair. Mais il s’agit de
combattre le terrorisme, et de le faire sur la base de valeurs universelles dans
lesquelles tous les hommes, à quelque civilisation qu’ils appartiennent,
puissent se reconnaître, bref de le combattre avec à la fois fermeté et
intelligence pour le réduire un jour. Il ne s’agit donc pas d’opposer à
l’intégrisme islamiste un intégrisme d’une autre nature, une sorte d’intégrisme
de l’Occident, qui serait une défaite de la pensée et pour le coup une défaite
de l’Occident.
Nous
comprenons que les Etats-Unis exercent un droit légitime en cherchant à
renverser le régime des talibans qui abrite la tête des réseaux terroristes,
régime dont il faut rappeler que le peuple afghan est la première victime.
Mais dans la mesure où la France n’est associée ni à la définition des
objectifs, ni à la mise en œuvre concrète des moyens militaires dans une région
du monde qui n’a jamais été dans sa sphère d’influence, il est naturel
qu’elle puisse déterminer elle-même les formes de son soutien et qu’elle
conserve dans l’intérêt de l’humanité tout entière sa liberté de
jugement, de proposition et d’action.
L’Administration
américaine semble avoir compris, de façon méritoire, qu’elle ne devait rien
faire qui puisse solidariser les peuples arabo-musulmans, dans leur masse, avec
le fanatisme intégriste.
Il
lui revient la lourde tâche de peser sur le Pakistan et sur l’Arabie Séoudite
pour isoler et renverser aux moindres frais le régime des Talibans et éradiquer
les bases et les camps d’entraînement des terroristes à la frontière
pakistano-afghane.
La
meilleure contribution que puisse apporter la France est de préserver sa
relation avec les pays arabes du Maghreb et du Proche-Orient pour faciliter le
jour venu les médiations nécessaires.
Plus
que jamais en effet, il est indispensable de recherche une paix qui aille de la
Méditerranée au Golfe. Le peuple palestinien doit disposer d’un Etat viable.
Celui-ci sera la meilleure garantie de la sécurité à laquelle Israël a
droit. L’Irak doit enfin pouvoir retrouver la voie d’un développement
pacifique sur la base d’un accord régional de limitation des armements.
Aucune paix durable n’est possible, sinon sur la base du respect de la dignité
et de l’identité des peuples. C’est ainsi qu’on asséchera le terreau sur
lequel a pu s’étendre le terrorisme intégriste, en l’isolant et en le désactivant
progressivement pour mieux le combattre et un jour l’éradiquer définitivement.
De
la même manière qu’au plan intérieur, la meilleure riposte au terrorisme
est dans l’affirmation des valeurs de la citoyenneté, de la même manière au
plan international, le dialogue vaut mieux que le choc des civilisations.
L’essor
des technologies au XXIème siècle offre la possibilité d’une coopération féconde
entre Israël et les peuples arabes qui pourront ainsi combler leur retard et
laver une humiliation vieille de près de deux siècles. Une paix juste et
respectueuse de leur dignité est pour cela nécessaire au Proche et au
Moyen-Orient. Est-ce rêver que d’attendre de la France qu’elle mobilise la
communauté internationale tout entière sur cet objectif ?
A
ceux qui prétendent que l’intégrisme est tout à fait capable d’utiliser
la technique à ses fins, je répondrai que seul le développement créera dans
le monde arabe des classes moyennes et fera évoluer les mentalités vers une
approche plus rationnelle de l’existence dès lors bien sûr qu’une paix
juste sera intervenue.
Bien
entendu, les Etats-Unis doivent être intéressés par cette perspective
historique, tout comme Israël dont l’intérêt n’est pas de devenir
l’otage d’une violence sans fin.
Il
me semble que les Etats-Unis ont moins besoin par les temps qui courent de supplétifs
que d’alliés solides et de bon conseil. La multipolarité du monde est dans
l’intérêt des Etats-Unis eux-mêmes qui n’ont pas seuls les moyens de
dominer le monde entier.
La
France qui est leur plus vieil allié peut jouer un rôle essentiel pour aider
à construire l’unité de l’espèce humaine qui correspond aux valeurs
d’une civilisation qui nous est commune. Car c’est bien de cela qu’il
s’agit : Le Nord ne peut se barricader derrière les frontières d’un
nouveau limes. Il faut impérativement résoudre des problèmes politiques
pendants depuis trop longtemps, à peine d’aller vers des malheurs toujours
grandissants. Il faudra aussi fixer des règles justes à la mondialisation,
qu’il s’agisse de l’effacement de la dette, du prix des matières premières
ou du relèvement de l’aide publique. C’est ainsi également que nous
assurerons la sécurité des Français.
*
* *
Il
est temps de dire la vérité à nos concitoyens : Nous sommes entrés dans le
XXIème siècle. Il sera difficile car le défi est immense et les anciennes
stratégies ont fait faillite.
C’est
le retour du politique. Ce peut être, ce doit être aussi le retour de la
France. Car seules les valeurs universelles dont la République porte l’héritage
depuis deux siècles –liberté de pensée, laïcité, citoyenneté, égalité-
permettront de dominer les fureurs des intégrismes et des communautarismes et
de tracer le chemin semé d’embûches d’une fraternité humaine toujours à
construire.