A
l’Université d’été du M.E.D.E.F.
Jeudi
30 septembre 2001
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« Les
marchés financiers – Création de valeur et destruction de valeur »
Les
marchés financiers jouent un rôle aujourd’hui essentiel, mais vous
n’attendez sans doute pas de moi que j’en fasse le panégyrique..
Il
n’est pas non plus dans mon intention de les diaboliser. Le développement des
marchés financiers, depuis vingt ans, a correspondu à des besoins objectifs de
financement de la part des Etats et en particulier du Trésor américain, en
raison du poids croissant des déficits budgétaires et de la dette.
Il
fallait aussi assurer le financement de l’économie américaine par l’épargne
japonaise et européenne. Le développement des marchés d’actions (Wall
Street) s’est fait grâce à l’afflux de l’épargne américaine mais aussi
des capitaux venus du monde entier.
La
globalisation financière a été –faut-il le rappeler- l’objectif recherché
avec constance par la politique des Etats-Unis, relayée par le FMI, l’OCDE et
l’Union européenne, (libération des capitaux, désintermédiation et dérégulation
bancaires, orientation de l’épargne vers les marchés financiers).
Les
marchés financiers ont symbolisé, pendant les années quatre-vingt-dix, la
confiance en l’avenir de l’économie américaine, il est vrai dopée par les
dépenses militaires de l’Administration Reagan depuis le début des années
quatre-vingts, dépenses concentrée sur le secteur des hautes technologies, qui
sont la vraie cause de l’avance prise par les Etats-Unis sur l’Europe.
Pour
être complet, il faut aussi souligner le rôle des marchés financiers dans les
restructurations d’entreprises (fusions-acquisitions) et dans le financement
des entreprises émergentes.
La
croissance américaine n’a pas trouvé sa source à Wall Street, mais Wall
Street a suivi, en apportant les capitaux nécessaires, notamment à travers les
fonds de pension et les fonds de placements, dont l’apport en vingt ans a crû
respectivement de 2000 et 3000 %. Les Fonds institutionnels des pays de l’OCDE
gèrent des masses de capitaux d’un montant de 26.000 milliards de dollars en
1998. Les transactions financières sur les marchés financiers mondiaux, représentent
aujourd’hui cinquante-cinq fois le montant du commerce
mondial contre un montant supérieur d’un tiers en 1971 et dix fois
plus important, en 1991, après le flottement des monnaies.
L’espace
financier mondial qui s’est créé a évidemment sa loi de fonctionnement :
c’est celle de l’actionnaire, et plus précisément celle d’un très grand
nombre d’actionnaires minoritaires qui représentent les différents fonds de
placement. Leur pression s’exerce sur les Etats. Rappelons-nous, il y a cinq
ans, les déclarations de Hans Tietmeyer à Davos : « Les marchés
financiers joueront de plus en plus à l’avenir le rôle de gendarmes des
Pouvoirs Publics … Les hommes politiques doivent comprendre qu’ils sont sous
le contrôle des marchés financiers et non plus seulement des débats
nationaux. »
Une
pression encore plus considérable s’exerce sur les entrepreneurs au travers
d’une exigence de retour sur investissement très supérieure à la croissance
de l’économie mondiale.
I
– Au cœur de la globalisation financière, le concept de création de valeur.
Tout
se passe comme si aujourd’hui la création de la valeur pour l’actionnaire
était devenue le ressort de l’économie mondialisée. On applique à la
valorisation des entreprises les principes utilisés pour les actifs financiers.
L’objectif
est donc d’estimer les flux à venir. C’est ainsi que, selon les promoteurs
de cette méthode, la création de valeur permet de mieux prendre en compte le
long terme. Là se trouve une explication théorique aux opérations financières
(OPA, OPE…) qui ,en fusionnant et en adossant les entreprises les unes aux
autres, sont censées accroître leur valeur. Par une stratégie industrielle
appropriée, les flux à long terme seront améliorés, ce qui accroît la
valeur présente de l’entreprise et justifie le paiement d’un prix élevé
par l’initiateur de l’offre.
Vous
le savez, la version aujourd’hui la plus en vogue de la création de la valeur
est appelée la valeur économique ajoutée, l’EVA (Economic Value Added).
L’« EVA » est maintenant une marque déposée aux Etats-Unis. Sous
diverses formes, elle est répandue sur la planète par les cabinets
anglo-saxons de conseil en stratégie, notamment McKinsey et le BCG (Boston
Consulting Group).
La
finesse de la méthode consiste à définir comment retraiter les flux enregistrés
en comptabilité pour aboutir à la valeur économique ajoutée. On obtient
ainsi une succession d’EVA par année,, dont l’actualisation donne la MVA (Market
Value Added) qui en est la somme. La MVA correspond dans le modèle au cours
de bourse. Première observation : la création de valeur est définie par
la théorie financière comme la seule création de valeur pour l’actionnaire.
L’EVA
correspond au résultat d’exploitation moins les impôts et le coût des
ressources financières (ressources propres et frais financiers). La création
de valeur exclut ainsi explicitement la valeur travail.
L’investisseur
boursier n’ira que là où la répartition est en passe d’être corrigée en
faveur du capital pour obtenir ses fameux 15 % de ROE (Return On Equity).
II
Première observation, le concept de création de valeur pour l’entreprise
accroît l’instabilité systémique des marchés.
1.
Il y a une instabilité intrinsèque des mouvements de capitaux dans ce
monde globalisé, sujet à des prophéties ou à des paniques autoréalisatrices,
en proie à des comportements mimétiques, déjà décrits par Keynes, et accélérés
aujourd’hui par les agences de notation. Dans ce monde, le marché valide des
croyances, des « conventions », comme le dit André Orléan.
L’imitation est au cœur de la rationalité « autoréférentielle »
des marchés financiers.
Le
marché financier mondial ne produit pas de rationalité collective. Il est un
pouvoir d’évaluation dont la nature est avant tout médiatique. L’idée que
les cours de la Bourse reflètent les fondamentaux des entreprises cotées est démentie
par la réalité, comme on l’a vu avec l’effondrement récent du Nasdaq. En
France la bourse a stoppé pendant seize ans, de 1962 à 1978 et si à long
terme la progression est incontestable, on ne peut pas faire l’impasse sur
l’Histoire (les deux guerres mondiales) ni sur un retour possible à
l’Histoire. Le grand risque l’ANOMIE.
Il
apparaît qu’il n’y a pas de finance autorégulée. L’action des Etats ou
du FMI, comme prêteurs en dernier ressort, est une garantie fondamentale qui
seule permet d’établir une nouvelle « convention » et par conséquent
un nouvel équilibre.
2.
Le concept de création de valeur accroît l’instabilité financière
des marchés : En prétendant justifier la valeur boursière par la prise
en compte du long terme, il accroît l’amplitude des réactions immédiates à
la moindre modification d’informations au demeurant toujours très incertaines
sur les perspectives à long terme. Cette sensibilité est techniquement
mesurable au travers des PER (Price Earning Ratio) rapportant les cours
de bourse aux bénéfices. Un PER de 20, bas de la fourchette des indices
boursiers actuels, implique qu’une baisse de un euro des bénéfices entraînera
une baisse de 20 euros du cours. Plus le PER d’une entreprise est élevé,
plus la bourse reflètera la fluctuation de son cours. La capacité des marchés
financiers à gérer l’incertitude propre au long terme a été invalidée par
les expériences récentes, par exemple celle de la nouvelle économie (chute du
Nasdaq de 65 % en un an) que j’ai déjà évoquée.
La
minimisation des risques par les gestionnaires de fonds conduit les intervenants
à diversifier leurs portefeuilles, ce qui accroît l’interdépendance des
marchés financiers, mais aussi paradoxalement le risque systémique.
Or,
le principal facteur de crise est lié au « panurgisme » obligé des
intervenants. Un vaste mouvement de marché entraîne ceux qui sont à
contre-courant à supporter des pertes latentes de plus en plus importantes, et
finalement insupportables. Ils sont alors dans l’obligation de fermer leur
position en accentuant le mouvement initial du marché. Ce phénomène de
« stress » se diffuse aujourd’hui de plus en plus rapidement.
Le
fonctionnement des marchés financiers contient donc en lui-même un facteur
explosif. Le concept de création de valeur y contribue. Issu d’une critique
des règles comptables, il paraît aujourd’hui susceptible de s’y substituer
au travers du concept de « fair value » que les autorités
comptables internationales (IASC – International Accounting Standard
Committee) envisagent de généraliser pour les sociétés cotées. La fair
value consiste à substituer à la valeur historique d’acquisition des actifs
financiers enregistrés dans les comptes, leur valeur de marché, ce qui est
supposé correspondre à la fameuse MVA. Dans ces conditions, c’est
l’ensemble de l’économie qui vivrait au gré des aléas boursiers.
L’Europe continentale, le capitalisme rhénan mais aussi la France, y sont
hostiles et sont parvenus pour l’instant à différer cette décision.
L’instabilité
intrinsèque des marchés, leur réactivité au court terme, les imperfections
de l’information disponible, pèsent naturellement sur leur « efficience »
théorique. Après avoir créé de la valeur, les marchés financiers peuvent
aussi générer des destructions de ressources importantes.
Le
Monde a publié une étude fort
instructive sur douze fusions géantes. Ce sont huit cent milliards d’euros de
valeur boursière qui se sont volatilisés. Le remboursement des dettes contractées,
l’amortissement des coûts d’acquisition ont fait fondre le bénéfice par
action. Depuis le rachat d’Orange, la capitalisation de France-Telecom a ainsi
baissé de plus de 75 %.
Le
concept de création de valeur peut favoriser l’instabilité du système. Aux
Etats-Unis, jusque l’an 2000, l’inflation des actifs boursiers avait ainsi
supplanté celle des produits, cependant que l’insuffisance d’épargne intérieure
rendait nécessaire l’appel aux capitaux du reste du monde. La Réserve fédérale
s’est trouvée démunie pour lutter contre ces effets pervers sans casser la
croissance. Les difficultés actuelles de l’économie américaine illustrent
l’impasse dans laquelle la prédominance des marchés financiers a engagé
l’ensemble du système économique et financier.
III
– Seconde critique plus fondamentale : le concept de création de valeur
sape à terme toute idée de stratégie coopérative.
Censée
intégrer le long terme, la théorie de la création de la valeur privilégie en
fait l’incidence à court terme de choix ou d’éléments de long
terme. Elle ne réduit pas mais aggrave la myopie comptable. Surtout elle élimine
toute dimension collective. Elle méconnaît les solidarités les plus
fondamentales et par exemple le fait que les salaires d’aujourd’hui seront
les débouchés de demain.
Depuis
vingt ans, l’Europe et les grands pays industriels tentent de gérer leurs
contradictions dans le cadre de stratégies coopératives. L’idée maîtresse
est qu’une action apparemment contraire à son intérêt peut néanmoins
servir son initiateur si elle entraîne une réciprocité de la part de ses
partenaires, qui sont autant des alliés que des concurrents. Cette problématique
existe aussi au niveau des agents économiques. Le keynésianisme était une
forme efficace de stratégie coopérative. Aujourd’hui, la création de
valeur, en réduisant les références et les horizons au cours de bourse, sape
les capacités coopératives des entreprises. Chacun se crispe sur sa gestion
immédiate de création de valeur. Le long terme est pour chacun trop aléatoire
pour justifier des sacrifices économiques ou sociaux immédiats. L’inhibition
des stratégies coopératives qui résulte du concept de création de valeur est
évidemment un élément considérable de destruction de valeurs à l’échelle
collective.
L’exigence
d’une rentabilité à 15 % n’est pas soutenable dans la longue durée. On
observe d’ailleurs que celle-ci dans le passé récent a été obtenue plus
par les plus values que par les dividendes (13 contre 2,8 % à Wall Street dans
les années quatre-vingt-dix).
Le
gouvernement d’entreprise (corporate governance) pénalise l’investissement
à long terme, comme on l’a vu avec la récente crise de l’électricité aux
Etats-Unis. Il crée un modèle de développement myope et foncièrement inégalitaire
entre une minorité de gagnants et les trois quarts des salariés dont le
pouvoir d’achat individuel –essentiellement constitué par les salaires- a
plutôt tendance à stagner.
Le
gouvernement d’entreprise ne répond qu’aux intérêts à court terme des
Fonds de pension, essentiellement anglo-saxons qui n’ont guère de préoccupations
industrielles ou sociales. Le concept financier de création de la valeur vise
à leur donner une légitimité, mais la politique du monde –un monde réduit
aux grands pays industrialisés, qui représentent l’essentiel de la
capitalisation boursière- peut-elle se faire à la corbeille, comme aurait dit
le général de Gaulle, ou plus précisément aujourd’hui sur les marchés
financiers interconnectés ? Il y a là un grand danger pour l’avenir de
nos sociétés.
La
création de valeur pousse également à ce que soit réduit le poids des prélèvements
publics qui obèrent l’EVA. Sans doute les services publics doivent-ils être
gérés avec le souci d’améliorer leur efficacité, mais une dégradation des
services publics et des équipements collectifs finirait par peser sur les
performances des entreprises. Un équilibre est à trouver. Il ne peut résulter
de la seule prise en compte de la création de valeur boursière.
S’il
n’est pas dans l’intérêt à moyen ou long terme d’un pays de favoriser
la bulle spéculative, ne serait-ce qu’à cause des risques liés aux effets
de richesse, les écarts de capitalisation qui en résultent peuvent évidemment
exposer les entreprises à des prédateurs étrangers. Le jeu des OPE, par la
facilité qu’il implique –on paie contre du papier actions et non contre de
l’argent- favorise inévitablement les entreprises surcapitalisées. C’est
un risque majeur. Il y a une réponse de surenchère dans la course à la
capitalisation. Elle participe de la bulle. Une autre voie, plus salutaire et
raisonnable, consiste à décliner cette forme de compétition et à maintenir
d’autres moyens d’endiguement des conséquences des déséquilibres
d’inflation boursière d’un pays à l’autre. A cet égard, le récent
rejet de projet de directive OPA par le Parlement européen est salutaire. Ce
texte aurait exposé les entreprises européennes des pays à faible inflation
boursière comme la France à n’importe quel prédateur boursier.
IV
– Mettre les marchés financiers au service de la croissance.
La
domination de la finance sur l’industrie et de la spéculation sur la
production ne sont pas soutenables à long terme.
1.
Le marché ne possède pas en
lui des forces de rappel suffisantes pour rétablir un prix d’équilibre.
Pour
stabiliser le système, étouffer les crises et rétablir la confiance, comme on
l’a vu avec le rachat des Caisses d’Epargne américaines en 1991, avec les
crises mexicaine en 1994, asiatique en 1997, russe en 1998, argentine et brésilienne
aujourd’hui. Il a fallu alors des prêts massifs aux pays dits émergents, ou
encore renflouer les fonds de placement en valeurs russes LTCM.
Ce
sont les prêteurs publics en dernier ressort qui ont dû remédier à la myopie
et à l’entraînement moutonnier des banques et des marchés. Il es donc
normal que les Pouvoirs Publics veillent à assurer la transparence sur les
marchés, empêchent les manipulations, bref assurent leur contrôle dans
l’intérêt public et dans celui des opérateurs eux-mêmes.
2.
Il est clair surtout que la prise de risques majeurs à très long terme
ne peut être assurée raisonnablement que par les Etats.
Le
capitalisme patrimonial ignore naturellement tous ceux qui n’ont pas de
patrimoine. Il ignore plus fondamentalement les citoyens que nous sommes tous,
irréductibles à l’homo oeconomicus de la théorie économique. Toute société
a besoin que s’exercent les fonctions régaliennes, que soit assurée la cohésion
sociale, que fonctionnent des services publics correspondant aux grands besoins
de santé et d’éducation, ou à des monopoles naturels, disposant d’une
assise territoriale (réseaux de chemins de fer ou d’électricité). Les
grands programmes de recherche et de développement technologiques ne peuvent être
lancés et financés dans la durée que par la Puissance Publique.
La
compétitivité ne se réduit pas en effet à la somme des performances
partielles des entreprises. La cohésion sociale et la qualité du système
national d’innovation contribuent essentiellement à la création de
richesses. Or, ce sont des phénomènes collectifs, tout comme la culture et
l’éducation, l’apprentissage et la diffusion du progrès technique,
l’acceptation raisonnable des risques technologiques qu’il appartient à la
Puissance Publique de susciter par un débat responsable, permettant de dominer
les peurs irrationnelles, dont est porteur un concept aussi peu rigoureux que le
trop fameux « principe de précaution ». Tout cela procède d’un
effort de la collectivité dans son ensemble et suppose la restauration d’une
capacité de réflexion collective et d’action à long terme de la Puissance
Publique et de l’ensemble des partenaires sociaux.
3.
L’entreprise elle-même a besoin de la durée.
Concrètement,
l’entreprise mérite mieux que la financiarisation qui la transforme en actif
pur, dont il s’agirait de maximiser la valeur boursière. L’entreprise a
besoin d’actionnaires stables et d’un management qui puisse inscrire son
action dans la durée. Or, la part des non résidents dans le capital des
entreprises françaises est devenu trop importante, passant, durant les années
quatre-vingt-dix de 10 % à 35 % selon la Banque de France. La part des
investisseurs étrangers atteindrait 50 % pour l’ensemble des sociétés
figurant au CAC 40. De même, et le mouvement s’est accéléré ces dernières
années, beaucoup de PME à fort potentiel de développement sont-elles
aujourd’hui contrôlées par des capitaux étrangers. L’épargne française
se place plus volontiers en obligations qu’en actions.
La
situation de la France contraste de ce point de vue avec celle des autres pays
industrialisés, où le taux de détention de la capitalisation boursière par
les non-résidents est notablement plus faible : 11 % pour le Japon, 10 %
pour l’Allemagne, 9 % en Grande-Bretagne, 6 % aux Etats-Unis. Il est vrai que
la part détenue par chaque Fonds d’investissement est souvent très faible.
La
fin du système de participations croisées expose cependant nos grandes
entreprises au risque de prédateurs boursiers. Il est certainement souhaitable
de faire remonter la part de l’actionnariat stable : la moitié des sociétés
cotées au CAC 40 a un noyau dur inférieur à 30 %, quinze d’entre elles inférieur
à 20 %, cinq inférieur à 10%. Cela peut se faire par rachat d’actions ou
par le développement de Fonds d’épargne salariale qui peuvent intervenir
dans la gestion dès lors qu’ils représentent environ 10 % de la
capitalisation.
Cette
situation a un inconvénient majeur : La subordination trop étroite des
dirigeants aux actionnaires peut aboutir à des résultats profondément négatifs.
L’amélioration du rendement boursier se fait en fonction de considérations
à court terme, au détriment des investissements et des synergies à long
terme. La valeur d’un dirigeant ne se résume pas à la publication des
comptes semestriels, voire trimestriels, de son entreprise, et la gouvernance
externe par le marché atteint vite ses limites. Le diktat des normes de gestion
anglo-saxonnes sur les entreprises
françaises est profondément destructeur des cultures d’entreprise et des
solidarités sociales sans lesquelles une société démocratique ne peut vivre.
Le
pouvoir dans les entreprises doit être exercé par des actionnaires stables,
assurant soit directement la gestion de l’entreprise, soit un contrôle sur un
directoire gérant celle-ci dans la durée. La prédominance des marchés
financiers s’exerce souvent par des effets d’opinion. Cette logique conduit
au mythe d’entreprises sans usines, et bientôt sans salariés, rejetant tous
les problèmes sur les sous-traitants.
Il
faut éviter un retour à l’archéocapitalisme du XIXème siècle qui
ressusciterait des tensions d’un autre temps. Il faut pour cela reconquérir
le capital de nos entreprises pour leur redonner toutes leurs chances de développement
à long terme.
Au
total, la « création de la valeur pour l’actionnaire » est un
concept microéconomique qui n’a de signification que contextuelle. Ne
confondons pas le besoin de liquidité avec le problème de développement économique,
qui résulte de l’effort fourni par tous ceux qui travaillent et
entreprennent. Les apporteurs de capitaux sont rémunérés en fonction d’une
logique propre : le taux d’intérêt qui correspond à l’effort d’épargne
et les dividendes que justifie la prise de risque.
La
création de valeur proprement dite se réalise dans l’entreprise grâce à
l’effort de tous ceux qui y travaillent, qui innovent, améliorent les
processus de production et la qualité des produits, grâce aux chefs
d’entreprise que vous êtes, auxquels incombent la responsabilité
d’anticiper les tendances du marché, d’orienter la recherche et le développement
technologique, d’organiser la production, de créer un climat social favorable
au sein de l’entreprise elle-même. La création de valeur implique aussi une
action à longue portée de l’Etat. Elle ne va pas non plus sans des services
publics performants, je pense en particulier au système éducatif. Plus que
jamais la France doit faire le pari de l’intelligence en fixant clairement à
l’Ecole ses missions. L’élévation du niveau de formation et la
qualification de notre main d’œuvre est notre principal atout.
*
*
*
Evitons
donc les oppositions dogmatiques. Il n’est pas nécessaire de combattre les
excès d’une économie administrative par un excès inverse qui serait la
dictature des marchés financiers.
Il
n’y a rien à gagner à opposer une conception purement créancière du monde
à la citoyenneté, ensemble indissociable de droits et de devoirs, dont l’Etat,
en tant qu’expression de la nation, communauté de citoyens, est le garant en
dernier ressort. Non seulement encore une fois parce que les marchés ont besoin
d’un principe extérieur pour surmonter leurs crises, mais bien plus encore
parce que le développement économique à long terme a besoin de références
stables. Pour que des normes et des objectifs collectifs suscitent l’adhésion
de la collectivité et des partenaires sociaux, il est nécessaire qu’ils résultent
d’un débat démocratique argumenté, sanctionné par le suffrage universel.
On ne peut faire l’impasse sur les nations et sur la démocratie, dont elles
sont le cadre, pour assurer un développement soutenable à long terme, sauf à
prendre le risque de délégitimer profondément le mécanisme économique lui-même.
L’économie de marché a besoin de la démocratie. Le principal danger qui
guette le monde, c’est l’anomie, l’absence de règles. Sachons donc préserver
la légitimité démocratique qui les fonde dans chaque nation. C’est dans le
développement à long terme, inséparable des choix collectifs, auxquels les
marchés peuvent contribuer, mais que seuls ils ne peuvent pas faire, que gît
le vrai potentiel de création de valeur par les entreprises.
V
Assurer la croissance à long terme de l’économie française.
Je
ne voudrais pas conclure sans dessiner quelques perspectives sur les conditions
à réunir pour assurer la croissance à long terme de l’économie française,
car là est la véritable création de valeur.
Notre
pays, à partir de 2006, et l’Europe plus encore, vont devoir faire face aux
conséquences d’une véritable implosion démographique qui posera le problème
du financement de nos régimes de retraite et de notre protection sociale. Le
taux de renouvellement des générations est descendu pour l’Europe à 70 %,
(soit 1,45 enfant par femme).
La
situation sera un peu moins mauvaise pour la France mais dès 2050 le rapport
des actifs aux inactifs sera descendu de 2,5 à 1,5. La démographie est le
problème essentiel qui se pose à la France et à l’Europe au XXIème siècle.
Cette implosion démographique pèse lourdement sur l’avenir de la protection
sociale. A cette question il n’y a de réponse solide et convaincante ni dans
la mise en place des fonds de pensions, ni dans le développement de placements
à l’étranger, dont la France, avec les emprunts russes, a déjà fait une
fois l’expérience, ni dans le recours à l’immigration qui, dès lors
qu’il deviendrait massif, poserait inévitablement le problème de l’intégration
des nouveaux arrivants, dans le respect de nos valeurs et de nos lois, et par
conséquent de la stabilité sociale.
En
réalité, il n’y a de réponse adéquate à cette lancinante question que
dans la démographie elle-même. Il convient de revoir le système de
cotisations des retraites pour prendre en compte le nombre d’enfants élevés
et de multiplier les possibilités de garde individuelle et collective
permettant aux couples de satisfaire leur désir d’enfants (qui correspond à
un taux de 2,3 enfants par femme), tout en permettant aux femmes qui le
souhaitent d’exercer l’activité professionnelle à laquelle elles aspirent
légitimement.
Plus
généralement, c’est toute la politique familiale qui doit être repensée,
afin de résoudre le problème de long terme qui se pose à la France, chaque
pays européen ayant la responsabilité de prendre les mesures les mieux adaptées
à sa culture et à son système social.
A
l’horizon des prochaines années, l’économie française n’est pas dépourvue
d’atouts. La population active progressera encore, toutes choses égales
d’ailleurs, de 0,6 Millions d’ici 2010, tandis que le nombre des personnes
âgées croîtra de 1,1 Million. Surtout, le nombre d’actifs employés
en-dessous de vingt-cinq ans et au-dessus de cinquante-cinq ans est sensiblement
plus faible en France que chez nos voisins européens (respectivement 28 %
contre 51 % et 36 % contre 41 %). Si nous rejoignions la moyenne européenne des
taux d’activité, la population active pourrait s’élever de 1,4 Million
d’ici 2010.
Enfin,
il subsiste en France un chômage résiduel de plus de deux millions de
personnes, legs des années de stagnation et conséquence du choix de
l’accrochage du franc au mark, plus particulièrement de 1991 à 1997. C’est
le chômage qu’il faut continuer à résorber en priorité, avant de faire à
nouveau appel à l’immigration qui n’est absorbable qu’à doses modérées
(environ 100.000 par an).
Enfin
la progression du travail féminin est appelée à continuer. Nous devons
favoriser ce mouvement en desserrant les freins qui y font obstacle, notamment
dans l’organisation de la vie quotidienne.
Au
total, la population active française pourrait s’accroître d’environ 5
Millions de personnes dans la prochaine décennie à condition que soit menée
une politique volontariste de croissance et de revalorisation du travail. Parallèlement
un assouplissement de la législation sur les heures supplémentaires s’avérera
nécessaire pour aider les entreprises à remédier à leurs difficultés de
recrutement. Il subsiste donc des possibilités de croissance pour les
entreprises françaises à partir des ressources humaines dont le pays dispose
encore. Mais les années qui viennent doivent être impérativement mises à
profit pour redresser le taux de natalité et assurer le renouvellement des générations.
Avec 778.000 naissances en 2000, soit un taux de renouvellement des générations
de 1,86, la France s’est rapprochée de l’objectif minimal (2,1). Si la
France ne veut pas disparaître, elle doit donner l’exemple du redressement
qui sera indissociablement démographique et économique.
Cela
suppose, bien sûr, que par ailleurs l’action publique crée les conditions de
la croissance dans deux domaines stratégiques. :
1)
D’abord, s’agissant du cadrage économique global, il est impératif
que l’euro reste compétitif et que son taux ne se relève pas sensiblement
au-dessus du cours actuel. C’est une erreur de se réjouir de la remontée de
l’euro. Le taux actuel favorise encore en effet la localisation des
investissements en particulier ceux des grandes sociétés multinationales dans
la zone euro.
Il
faudra pour cela, et pour ne pas brider la croissance, que la Banque Centrale
européenne revoie à la baisse ses taux d’intérêt. Le pouvoir monétaire a
été imprudemment délégué à une Banque Centrale indépendante dont la seule
priorité est la lutte contre l’inflation. Alors que la Federal Reserve Board
considère qu’au-dessus d’un taux de chômage de 4 %, il n’y a pas de
risque d’inflation la Banque Centrale Européenne se donne un taux de 11 % dit
NAIRU (Non Accelerating Inflation Rate Unemployment) au-dessous duquel il y
aurait danger d’inflation. Pour combattre ce dogmatisme il me paraît nécessaire
que les entreprises se mobilisent en France, en Allemagne et dans le reste de
l’Union Européenne, car cette politique d’argent cher et de croissance
lente qui en résulterait saperait inévitablement leur position concurrentielle
à long terme. Il y a là une véritable hérésie économique sur laquelle il
faudra revenir, en renégociant au besoin le traité de Maastricht. A défaut,
l’Europe risquerait de s’enfermer dans un cercle vicieux de malthusianisme :
la remontée de l’euro conduirait au marasme économique et celui-ci, en réduisant
encore la natalité rendrait irréversible l’implosion démographique, elle-même
étouffant les ressorts de la croissance.
2)
Le deuxième domaine dans lequel les Pouvoirs Publics doivent reprendre
l’initiative est celui du développement technologique. C’est ainsi
que les Etats-Unis ont accru leur avance sur le reste du monde depuis vingt ans.
Il
est capital que nous portions notre effort de recherche à 3 % du PIB dans des
domaines ainsi variés que les nouvelles technologies de l’information, les
biotechnologies, l’énergie, notamment les réacteurs nucléaires du futur et
la pile à combustible, la santé, les transports, l’agriculture et
l’environnement, tout en maintenant notre effort de recherche militaire qui,
sans nous engager dans l’inutile compétition du « bouclier
anti-missiles », doit nous permettre de maîtriser les technologies clés,
en particulier dans l’espace et la simulation nucléaire.
Toute
l’expérience du dernier demi-siècle en France, comme celle des Etats-Unis
depuis vingt ans, montrent que l’initiative publique en matière de développement
technologique est le terreau indispensable du développement économique futur
et de l’émergence de nouvelles entreprises.
*
*
*
Conclusion.
La
création de valeur est une chose trop sérieuse pour être laissée aux théoriciens
de l’économie mathématique. On ne peut parler de création de valeur que de
manière globale.
La
création de valeur est une notion qui ne peut s’apprécier que dans le
contexte économique global, ne serait-ce que parce qu’elle n’est pas
dissociable de sa répartition.
On
ne peut donc faire l’impasse sur le débat démocratique pour obtenir
l’acquiescement indissociable de la collectivité et des partenaires sociaux.
Les
marchés financiers doivent être mis au service du développement et non pas
l’inverse. La régulation des marchés financiers mondiaux sera inévitablement
un des grands sujets de préoccupations dans les années qui viennent, avec
toute une série de sujets-clés : maîtrise des fluctuation monétaires
entre le dollar, l’euro et le yen, contrôle de la spéculation et en
particulier des paradis fiscaux. Mais c’est un autre sujet. Mon propos
aujourd’hui visait seulement à combattre les excès d’un nouvel intégrisme
financier et à prôner, au contraire, les vertus du dialogue entre chefs
d’entreprises et responsables politiques, dialogue nécessaire au maintien
d’une grande ambition industrielle et technologique pour la France.