Colloque à la Sorbonne du 16 octobre 2004

 

Grandes lignes de l’intervention de Jean-Pierre Chevènement

 

 

 

Introduction :

 

Comment ne pas être frappé par la nombreuse participation de plusieurs centaines de jeunes enseignants frais émoulus des IUFM et de leurs témoignages qui portent le sceau de l’authenticité ?

Je ne suis pas venu vous tenir un discours démagogique : une claire définition des missions de l’Ecole constitue un préalable à une bonne politique de formation des maîtres.

 

1.      L’acquisition des savoirs constitue par lui-même un chemin de libération.

2.      L’éducation des citoyens n’est pas seulement l’apprentissage du vivre ensemble ou d’une « culture commune ».

Le peuple français est à instituer. Il ne peut l’être que par l’Ecole.

L’esprit civique et le sens de l’intérêt général s’apprennent. Le citoyen ne va pas sans abnégation (Claude Nicolet après Montesquieu).

Le rapport Thélot signe la fin de l’Histoire, non pas au sens de Fukuyama mais au sens propre (étymologique). Autre discipline frappée de caducité : les sciences, au rebours de la nécessité d’élever les capacités scientifiques de notre peuple. La fin de la culture historique c’est aussi la perte des références communes.

L’apprentissage de l’anglais commercial se fera inévitablement aux dépens de la langue maternelle et ultérieurement du plurilinguisme. Il ne s’agit pas seulement d’apprendre à « s’exprimer », il s’agit de maîtriser la langue française. « Le mot c’est l’idée ». La langue française, c’est 80% de l’identité de la France, selon Fernand Braudel.

 

3.      L’Ecole publique doit répondre aux besoins de la nation.

*      la citoyenneté,

*      un bon niveau de formation,

*      la promotion de la culture, notamment scientifique.

 

 

I – Le rapport Thélot.

 

A.     Le rapport Thélot n’est nullement une synthèse entre deux visions opposées de l’Ecole.

 

*      le courant dit de la « rénovation pédagogique » : 1956 (suppression des devoirs à la maison par René Billières, ministre de l’Education de Guy Mollet) – 1960 (rapport Rouchette sur l’Ecole primaire) – 1968 (« Il est interdit d’interdire » et par conséquent d’enseigner – suppression de l’Education civique) – 1975 (collège unique) – 1981 (rapport Favret sur « l’éveil »).

*      la défense de l’Ecole républicaine au premier rang par les enseignants eux-mêmes – 1984, la réaction républicaine : parution de l’ouvrage de Jean-Claude Milner « De l’Ecole ».

 

La laïcité et la citoyenneté sont de formidables enjeux de société.

 

Contre la vulgate pédagogiste déjà conquérante avant 1981 et installée dans la place depuis lors, je me suis efforcé de livrer, de1984 à 1986, une bataille d’arrêt.

Mais l’offensive portée par des courants idéologiques puissants, ceux de la soi-disant « rénovation pédagogique » a repris victorieusement avec, en 1989, la loi d’orientation scolaire qui mettait l’élève « au centre de l’Ecole » et créait les IUFM  Dans « Le miroir (déformant) du Débat » initié par Luc Ferry en 2003[1], on peut lire, sous la plume d’Antoine Prost (ancien conseiller à l’Education de Michel Rocard en 1988-91) : « Les recommandations pédagogiques de la Commission Favret (insistance sur la démarche dite d’éveil) pour l’Ecole primaire, sont presque immédiatement recouvertes par l’arrivée à l’Education Nationale de Jean-Pierre Chevènement, qui privilégie savoirs et contenus. D’un autre côté la recommandation d’un découpage en cycles, telle qu’elle apparaît dans le rapport Favret a eu une influence durable. » Et le « miroir du Débat » d’ajouter (p. 520-521) : « Les rapports … peuvent influer sur le devenir à long terme du système par un effet de résurgence ». Et de citer les cycles et les IUFM institués par la loi de 1989 et déjà préconisés par les rapports commandés au temps d’Alain Savary (rapport Favret et rapport de Peretti sur la formation des maîtres).

 

Cette idéologie, devenue dominante parce qu’elle va dans le sens de « l’américanisation » de la société (vidéosphère, hyperindividualisme libéral, etc.), survit à tous les gouvernements et à toutes les alternances. Elle ne se heurte qu’à la résistance des enseignants ayant reçu une formation disciplinaire de bon niveau. Ce qui se joue à l’Ecole dépasse l’Ecole :

 

Américanisation de la société ou retour aux concepts fondamentaux de l’Ecole républicaine ? Tel est l’enjeu de fond.

Le défi de la démocratisation n’implique pas le renoncement à la qualité de l’enseignement.

 

 

B.     Les voies du redressement

 

Le courant compassionnel (réformisme pieux – comportements « charitables » consistant à faire passer tout le monde « sous la toise ») s’oppose à « l’élitisme républicain » qui donne à chacun la possibilité d’aller au bout de ses capacités (Henri Wallon, en 1945 : « Assurer la promotion de tous et la sélection des meilleurs »).

 

1.  Le retour aux apprentissages de base « savoir lire est la clé de tout ». « Le mot n’est pas que le mot. Il est l’expression de l’idée », (Jean Jaurès) a été réclamé de toutes parts pendant « le Débat national » mais ce concept a été dévoyé par le rapport Thélot en « socle des indispensables » ou « culture commune » (concept cher à F. Dubet).

 

2.      Repenser le collège unique – respecter la diversité des itinéraires.

 

3.      Refonder la formation des maîtres : Cette question décisive suppose :

*      l’élévation des connaissances disciplinaires –rôle de l’université-

*      la formation pratique, de préférence sur le terrain

*      il y a un écart entre la formation théorique initiale et les enseignements disciplinaires : le rôle de l’Institut de formation des maîtres doit permettre de traduire la formation théorique en enseignements disciplinaires.

 

Le constat de l’existant :

*      dérive pédagogiste -fatras méthodologique

*      absence d’évaluation

*      durée réelle des horaires consacrés à la formation disciplinaire en réduction

*      ample vision du rôle de l’Ecole oubliée

 

Le programme du concours de professeurs des écoles (programme du 19 avril 2002) est révélateur de « la tendance » :

*      l’histoire est gommée

*      la laïcité oubliée

*      Aucune place n’est faite à la connaissance des systèmes éducatifs.

 

Ce qui serait souhaitable :

*      à l’université des licences pluridisciplinaires préparant aux concours de professeurs des écoles

*      la rémunération de la préparation aux concours (sur le modèle des anciens IPES)

*      dans les Instituts de formation, introduire la philosophie, l’histoire, le droit, la connaissance des systèmes éducatifs : ce sera la meilleure initiation aux valeurs républicaines.

 

 

C.         Le rapport Thélot ne reflète pas le débat national pas plus que le miroir déformant qui en a été dressé (Dunod, avril 2004, 574 pages)

 

D.        Le rapport Thélot conjugue une inspiration libérale et une inspiration pédagogiste.

 

a)      Inspiration libérale : il accompagne un mouvement de déqualification (petits boulots à- « socle des indispensables » à primarisation du collège - renonciation à l’objectif des 80% d’une classe d’âge au niveau du bac. Le retour à la polyvalence des professeurs de collège est un symptôme de « gestionnite » aigüe

 

b)      Inspiration pédagogiste.

Que signifie « faire réussir tous les élèves » ? réussite scolaire ? réussite sociale ? En fait médiocrisation – mise en cause oblique de « l’élitisme républicain ». L’évolution des carrières des enseignants témoigne de cette dérive vers un métier d’éducateur. Faudra-t-il remplacer le CAPES par le BAFA ?

 

Malgré quelques suggestions positives, le rapport Thélot trace la voie d’une déconstruction accélérée de l’Ecole républicaine – « Libérer le cerveau pour le rendre disponible à la réception de messages publicitaires », cette vocation moderne tend à remplacer l’objectif républicain d’apprendre chacun à « penser par soi-même ».

 

1.      Le débat national avait remis à juste titre en valeur la nécessité de mettre l’accent à l’école élémentaire sur les apprentissages fondamentaux.

Il aura donc fallu vingt ans pour en revenir aux orientations que j’avais dessinées dès 1984.

Mais cette nécessité de mettre l’accent sur les apprentissages fondamentaux qui concerne essentiellement l’école élémentaire est confondue par le rapport Thélot avec l’acquisition d’un socle commun dit « des indispensables » durant la scolarité obligatoire (c’est-à-dire jusqu’à la fin du collège).

 

2.      Sous prétexte de « faire réussir tous les élèves » il abandonne les objectifs démocratiques, volontaristes fixés en 1984, mais surtout passe sous silence les valeurs de la République que l’Ecole a pour mission de porter.

a) ne s’interroge pas sur le patinement du système éducatif à 68% des élèves, au niveau du bac depuis 1995

b) néglige le problème posé par le tarissement des flux d’élèves vers les filières scientifiques,

c) la laïcité de la République et de son Ecole sont à peine mentionnées

d) l’égalité des chances est confondue avec « l’égalité des résultats », l’élitisme républicain repoussé au nom du slogan vague « de la réussite de tous les élèves ». A partir de quelles normes juger des résultats ? L’abandon des « programmes scolaires » c’est aussi l’abandon de l’ambition d’instruire.

 

3.      Le « socle des indispensables » mêle savoirs, compétences et comportements

C’est un tutorat généralisé qui se profile à l’horizon. On fait comme si la tâche des enseignants ne comportait pas aussi depuis toujours le suivi des élèves et la relation aux parents.

L’Ecole ne peut pas et ne doit pas se substituer aux parents.

L’enseignement et la transmission du savoir disparaît derrière l’acquisition par tous des normes du « vivre ensemble » ou « culture commune ».

Le rapport Thélot risque d’être interprété, et j’ajoute à juste titre,  comme un rabais du niveau d’exigence.

En substituant au programme la notion d’un  « socle des indispensables », le rapport Thélot instaure un plus petit commun dénominateur, qui serait inévitablement synonyme de médiocrisation de l’enseignement.

Est perdue de vue l’exigence de l’excellence qui faisait la force de notre Ecole.

On oppose quantité et qualité, démocratisation et excellence.

On installe l’anglais de communication et les NTIC dans le socle des indispensables. Pourquoi pas le SMS ? On oublie le rôle fondamental de la maîtrise de la langue française et des grands textes.

On oublie aussi le rôle de l’Histoire et de l’Education Civique dans la formation du citoyen républicain, confondue avec le « vivre ensemble ».

L’enseignant de l’avenir serait plus un « éducateur » qu’un maître au sens de magister (intermédiaire entre le Savoir et l’élève) à ne pas confondre avec le « dominus » qui règne sur sa maison et ses esclaves !

Certes le rapport Thélot ne propose pas de mettre le BAFA à la place du CAPES mais la pente est là qui ne demande qu’à être dévalée !

Les sciences (physique, chimie, biologie) sont reléguées loin derrière le travail manuel.

Le système de formation des enseignants n’est pas remis en cause fondamentalement. Le rapport Thélot préconise seulement une alternance plus soutenue, le développement de stages pratiques.

Rien sur les valeurs de la République, la laïcité, le rôle de l’Ecole dans la formation du citoyen.

Pas de réflexion sur l’avenir de l’emploi : l’exigence d’une qualification croissante de la population est négligée. Au contraire l’accent est mis sur les métiers à faible spécialisation.

L’apprentissage tout au long de la vie, excellente idée en soi, occulte le fait qu’une bonne formation initiale, ou à défaut une remédiation efficace aux lacunes de la formation initiale constituent la condition d’une formation continue réussie.

On prétend « apprendre à apprendre » en négligeant la nécessité à la fin d’apprendre quelque chose.

On rejette dans « l’école d’avant » le souci d’apprendre d’abord les bases à l’école élémentaire et ensuite, au collège et au lycée, d’acquérir des savoirs.

 

L’objectif d’une « culture commune » a relégué à l’arrière plan l’idéal de la connaissance révérée pour elle-même, du savoir bon en soi, du savoir libérateur.

Le vieux pacte entre la République et les Lumières semble devenu caduc.

 

 

II – Resituer le problème de l’école dans l’évolution générale de la société.

 

Voulons-nous une école qui s’adapte ou qui résiste ?

 

A)    Une école qui s’adapte aux normes de la globalisation ?

1.      La médiocrisation de l’enseignement touchera toujours moins les enfants des classes favorisées. A l’inverse les enfants des couches populaires ont besoin d’une école forte, structurée, exigeante, porteuse d’un haut niveau de culture et de connaissance. Ils ne trouveront pas ailleurs précepteurs et institutions privées coûteuses d’accès.

2.      L’américanisation de la société est considérée comme une fatalité :

*          Autorité æ

*          Famille æ

*          Télé ä

*          Le plurilinguisme est menacé par le « tout anglais »

3.      Renoncements aux concepts républicains fondateurs,

*          savoir libérateur,

*          laïcité,

*          citoyenneté

*          égalité.

 

B)     Ou une école qui résiste ?

Une école qui s’inscrit dans la perceptive d’une refondation républicaine non seulement en France mais en Europe et dans le monde.

1.      Les républicains ne sont pas défaits. Ils sont à l’offensive. République = exigence.

2.      Le recours, ce sont les enseignants qui aiment leur métier.

3.      C’est aussi le peuple qui a besoin de repères clairs. Chacun sait ce qu’il doit à de bons instituteurs, à de bons professeurs.

 

 

III – Les voies de la refondation républicaine de l’école.

 

1.      Retour aux apprentissages fondamentaux,

C’est le rôle de l’Ecole élémentaire, mais aussi d’une action plus précoce en amont :

-         détection précoce des handicaps à réduire l’illettrisme.

Il n’est pas acceptable que 15% à 20% des élèves qui entrent en 6ème ne maîtrisent pas la lecture.

Redoublement pourquoi pas ?

Restaurer l’évaluation.

Conserver des programmes, ambition nécessaire au système éducatif tout entier.

2.      Repenser le collège.

3.      Conserver l’objectif d’un haut niveau de qualification – lycée et enseignement supérieur.

4.       Remettre la formation du citoyen au cœur des missions de l’Ecole.

 

 

IV – La formation des maîtres est la question décisive.

 

1.      L’acquisition d’un haut niveau de connaissances : rôle de l’Université.

-         Professeurs des écoles, licences pluridisciplinaires

-         CAPES et agrégation : haut niveau de ces concours à préserver,

(cf. intervention de M. Schapira (QSF). Il faut rendre le métier d’enseignant plus attractif.

2.      Il est nécessaire qu’une institution soit chargée de former des maîtres. Je ne propose donc pas de brûler les IUFM mais de mettre à la place quelque chose de bien pensé. Trois objectifs :

-     passage des connaissances théoriques à l’enseignement des disciplines

-     conserver rôle et mission de l’Ecole : philosophie - histoire - droit - connaissance des Systèmes éducatifs.

-     pratique professionnelle

 

 

Conclusion

 

Mobilisation

-         des républicains : Ce qui nous rassemble est plus important que ce qui nous divise.

-         des enseignants : Réinstruire ! l’intérêt des enfants, l’avenir de la jeunesse

Halte à la casse de l’Ecole !

La loi d’orientation doit :

-         procéder au recadrage nécessaire : c’est de l’Ecole de la République qu’il s’agit.

-         Conserver un haut niveau d’ambition éducative (100% de jeunes pourvus d’une qualification).

-         Faire de l’Ecole le levier de la refondation républicaine.

Ce combat pour l’Ecole est un combat pour la République. Il n’est pas séparable du combat pour les valeurs républicaines :

-         Citoyenneté- souveraineté populaire

-         Laïcité

-         Egalité – République sociale.

 

Il va de pair avec la volonté de marquer un coup d’arrêt à la dérive libérale et à la déconstruction républicaine. Le référendum sur la Constitution européenne sera aussi l’occasion d’un vaste rassemblement pour faire triompher un « non républicain » qui sera un « oui » à la République en France, en Europe, dans le monde.

 


 

[1] Le miroir du débat, Dunod, p. 524